Paume

Site de « Recherche-Création sur l'épaisseur de l'écriture »

cc by-sa 4.0 2024 Margot Mellet
non-responsive

La Page

<em>Esquisse de la paume-format</em>
Esquisse de la paume-format

La page commence dans la paume.

Premier lieu de saisissement d’une matière à inscrire avec les tablettes mycéniennes, la page est l’extension de notre creux manuel, et la linéarité par laquelle on définit un art d’écrire et un produit textuel n’est pas autre chose que l’allongement de nos propres lignes de mains. À partir de la paume a été établie la page, ses architectures et colonnes, comme on installe un campement.

    sur la page, on arpente les bords
    sur la page, on délimite une portion de paysage
    sur la page, on laisse s'agripper les traces
    sur la page, on allonge la lettre

Surface plane, lieu d’imposition du tracé, la page est d’abord l’aspect physique qui dirige le regard, organise la lecture, structure les informations selon les codes d’une époque et d’une culture de l’écriture ( Citation: , (). The Matter of the Page: Essays in Search of Ancient and Medieval Authors. University of Wisconsin Press. ) .

The page is an expressive space for text, space, and image; it is a cultural artefact; it is a technological device. But it is also all of these at once. ( Citation: , , p. 18 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. )

La page est un espace d’expression pour le texte, l’espace et l’image ; c’est un artefact culturel ; c’est un dispositif technologique. Elle est aussi tout cela à la fois. (traduction personnelle)

Cadre-corps de transmission et de conservation intégré au geste de lecture – qu’il s’agisse de scroller, défiler ou de tourner – la page se trouve être autant l’emblème d’un format (le livre) que celui d’une écriture et d’une matérialité. Or, comme le média, elle ne peut se résumer à un simple véhicule transportant le discours comme un passager intouchable.

The material boundaries of the solitary page not only circumscribe the space of communication, they also circumscribe the message itself; there is nothing more to be read than what is on the page. ( Citation: , , p. 14 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. )

Les limites matérielles de la page isolée ne circonscrivent pas seulement l’espace de communication, elles circonscrivent aussi le message lui-même ; il n’y a rien d’autre à lire que ce qui se trouve sur la page. (traduction personnelle)

Fonctionnant par équilibres, frontières et débordements, métonymies et raccourcis, la page ne limite pas uniquement à un espace du trait conventionné.

    nos petites mains ont appris très tôt à ne pas dépasser des bords soit à respecter l'enclave de l'inscription et de la pensée dans un territoire blanc 

Ensemble culturel de conventions et de comportements scripturaires, la page sera abordée ici comme un lieu de l’écriture où se composent des rapports avec la matière.

À la page #

    enchevêtrements de fils et lignes
    dépassements 
    froissements
    face de formes
    rames et plis

Espace de témoignage et legs de traditions intellectuelles et artistiques occidentales depuis plus de deux millénaires, la page relève de la communication graphique des pensées. Des paginae égyptiennes, grecques ou romaines, qui étaient l’organisation du texte en colonnes, jusqu’aux feuillets du codex, la page est un principe d’organisation des informations par la linéarité (que cette dernière soit verticale et/ou horizontale). Comme une surface prochainement habitable, la page est une anticipation des gestes d’écriture et de lecture pouvant aller jusqu’à contraindre la main, l’outil ou le regard.

The architecture of the page is thus a complex and responsive entanglement of platform, text, image, graphic markings, and blank space. The page hosts a changing interplay of form and content, of message and medium, of the conceptual and physical, and this shifting tension is vital to the ability of the page to remain persuasive through time. ( Citation: , , p. 5 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. )

L’architecture de la page est donc un enchevêtrement complexe et sensible de plateformes, de textes, d’images, de marques graphiques et d’espaces blancs. La page accueille un échange fluctuant entre la forme et le contenu, entre le message et le média, entre le conceptuel et le physique, et cette tension changeante est vitale pour la capacité de la page à rester persuasive au fil du temps. (traduction personnelle)

Organisation graphique, support de transmission et d’incarnation, la page est un dialogue entre le design d’une écriture et le geste de l’inscription selon une culture de l’écriture qui sera articulée et enchevêtrée autour de quatre principales notions (fibre, ligne, signe, interface). A4 de l’esprit, le texte est fondamentalement, par tradition littéraire, de forme rectangulaire, en trois dimensions, de fine épaisseur, avec un verso parfois aveugle ou laissé plein de blancs.

    quatre bords à ne pas dépasser 
            où commence 
            où finit 

Fibres des traces #

            paysan de page 
            travail de coupe de la dimension
                    glaise pierre bois plante peau écorce lin chanvre papyrus coton paille crottin chimie

Du même paysage étymologique latin, la page tire ses premières fibres (le papyrus) et une de ses dernières fibres (fibres végétales). De multiples matières succédée, la page ne peut se résumer non plus à une dimension particulière : des rouleaux antiques (dont le déroulement pouvait être horizontal pour les volumina ou vertical pour les rotuli) jusqu’aux formats modernes, plusieurs centimètres en long, en large et en travers séparent. Une page, si elle est la circonscription d’un paysage, ne se définit pas par une mesure du regard ( Citation: , , pp. 10-11 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. ) . Témoignage culturel, la page est également le témoignage d’une approche de la matière dans un contexte d’écriture donné.

The matter and mattering of the page are entangled in complicated ways as they reconfigure each other iteratively through time. ( Citation: , , p. 3 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. )

La matière et les incidences matérielles de la page s’enchevêtrent de manière complexe en se reconfigurant l’une l’autre de manière itérative au fil du temps. (traduction personnelle)

Dépassant de la forme, de la dimension ou d’une matière exclusive, la page est ainsi présentée par Mak comme un principe de relation et d’articulation ou, pour retranscrire le terme qu’elle prend de Barad ( Citation: (). Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning. Duke University Press. ) , d’enchevêtrement. Les fils et nœuds qui composent la page sont autant de lignes pour concevoir une réalité de l’écriture, le fait littéraire en tant que physiquement incarné dans un contexte et dans une perspective de la matérialité.

The history of the page is one of overlapping methods, materials, and means; the paginae of scrolls and codices have worked concurrently for millennia to organize information and facilitate the transmission of ideas, sometimes on papyrus, sometimes on parchment, and sometimes on paper. ( Citation: , , p. 15 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. )

L’histoire de la page est celle d’un chevauchement de méthodes, de matériaux et de moyens ; les paginae des rouleaux et des codex ont travaillé simultanément pendant des millénaires pour organiser l’information et faciliter la transmission des idées, tantôt sur du papyrus, tantôt sur du parchemin, tantôt sur du papier. (traduction personnelle)

Défilement de la fibre sur plusieurs mètres, le volumen est ce travail de la page effectué à partir de la partie la plus tendre du papyrus, choisie tout particulièrement parce qu’elle est souple comme elle ploie sans rompre (à la différence du reste de la tige, plus dur, qui est utilisé pour la confection de médicaments, de vêtements ou d’autres objets du quotidien).

La recette de la page papyrus est la suivante :

Cette méthode a été partiellement reproduite à l’écran via un logiciel de montage vidéo (en remplaçant le martelage par des filtres d’opacité) pour produire une image moderne d’une page papyrus.

Papyrus sans papyrus. Image à partir d&rsquo;un vidéo-Montage
Papyrus sans papyrus. Image à partir d’un vidéo-Montage

De plus petites tailles que nos pages modernes au format lettre (8½ x 11 pouces, ou 25 x 19 centimètres), la page papyrus est limitée par les contraintes naturelles des bandes de papyrus, qui dépassaient rarement les 40 centimètres de long. Parce que les pages pouvaient être augmentées par l’apposition d’autres pages, le paysage papyrus pouvait s’allonger sur plusieurs mètres : de 20 à 30 mètres de défilement pour les Égyptiens, 10 mètres pour les Grecs ( Citation: , , pp. 53-54 (). Books And Readers In Ancient Greece And Rome. Oxford University Press. Retrieved from http://archive.org/details/booksandreadersi013546mbp ) .

La recette de la page volumen poursuit donc celle de la page papyrus en ajoutant une étape :

Ce qui a également été tenté à partir de l’écran papyrus pour produire ultimement une page volumen à l’écran.

Lien vers la création Volumen

Liée au destin de la plante qui ploie sans rompre, la page antique est un indicateur culturel de développements ( Citation: , (). Bookrolls and Scribes in Oxyrhynchus. University of Toronto Press. https://doi.org/10.3138/9781442671515 ; Citation: , (). The typology of the early codex. Univ. of Pennsylvania Pr. ) . Comme l’a remarqué Turner dans son étude des changements de matériaux d’écriture du premier siècle, l’utilisation de parties de la tige qui auparavant auraient été écartées de la fabrication est non seulement à l’origine de la constitution de pages plus grandes, de moins bonne qualité cependant, mais indique surtout que l’économie méditerranéenne du papyrus n’est plus capable de répondre à la demande croissante de pages ( Citation: , , p. 62 (). The Terms Recto and Verso. The Anatomy of the Papyrus Roll. Bruxelles : Fondation égyptologique reine Élisabeth. Retrieved from http://archive.org/details/termsrectoversoa0000turn ) .

À l’intérieur de la page, c’est notamment pagina qui va introduire une idée de structuration du texte selon une matière. Blocs de texte alignés les uns aux autres pouvant s’étirer sur 25 ou 45 lignes, les paginae représentent la composition des rapports dans l’écriture : à l’espacement variable selon la taille du papyrus ( Citation: , (). Les papyrus littéraires grecs extraits de cartonnages : études de bibliologie. In Ancient and Medieval book materials and techniques : Erice, 18-25 september 1992 / edited by Marilena Maniaci, Paola F. Munafò.. Biblioteca Apostolica Vaticana. Retrieved from https://doi.org/10.1400/246380 ) , les paginae présentent une mise en page différente selon le type de discours ( Citation: , (). Bookrolls and Scribes in Oxyrhynchus. University of Toronto Press. https://doi.org/10.3138/9781442671515 ) .

For verse, many extant scrolls display columns that measure around fifteen centimeters wide, set apart from each other by a margin of about one centimeter. By contrast, prose texts are arranged in narrower paginae, about six or seven centimeters in width, separated by a margin of one to one-and-one-half centimeters. ( Citation: , , p. 12 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. )

Pour les vers, de nombreux parchemins conservés présentent des colonnes d’une quinzaine de centimètres de large, séparées les unes des autres par une marge d’environ un centimètre. En revanche, les textes en prose sont disposés dans des paginae plus étroites, d’approximativement ou sept centimètres de large, séparées par une marge d’un centimètre à un centimètre et demi. (traduction personnelle)

Chaque pagina bénéficie donc de son propre lieu à soi d’expression, et d’une articulation qui lui est propre avec ce qui suit et ce qui précède. Par les développements de pratiques de lecture et d’écriture ( Citation: , (). Books And Readers In Ancient Greece And Rome. Oxford University Press. Retrieved from http://archive.org/details/booksandreadersi013546mbp ) , par l’essor de la page, cette structuration de l’écriture qu’incarne le système de la pagina va prendre de l’importance jusqu’à prendre entièrement l’espace de circonscription du codex : un bloc de texte par page, l’unité intellectuelle que représentait la page est désormais en coïncidence, superposés avec les frontières des fibres. Par la longévité de pratiques d’écriture, la page a depuis assimilé l’incarnation simultanée et conjointe de la pagina, le blanc-bloc du texte et la plateforme matérielle plus large. Le passage à la colonne unique annonce déjà une perturbation de la ligne que la culture du codex va encore perturber.

Perdre la ligne #

    commun de la marche, du récit, de la trace,
    la ligne est cette empreinte qui dirige les corps plus loin dans la page vers un alignement précis et lisible, délimité et délimitant
    ce fil qui rassemble l'attention sur un cours, rendant aveugle ce qu'il y a autour, focalisant sur le bloc sur lequel est passé son bœuf

La page a existé et existe en dehors du codex. Cependant, à partir des premières architectures du livre, elle n’existe plus dans la ligne. Pour la ligne, sans en faire ni une longue ni une brève histoire, le poème de Donovan ( Citation: (). Line. ) cité par Ingold ( Citation: , p. 40 (). Lines: A Brief History. Routledge. ) dit déjà presque tout :

Line

Surface engraved with a narrow stroke, path

imagined between two points. Of singular thickness,

a glib remark, a fragment, an unfinished phrase.

It is any one edge of a shape and its contours

in entirety. Melody arranged, a recitation,

the ways horizons are formed. Think of leveling,

snaring, the body’s disposition (both in movement

& repose). It has to do with palms and creases,

with rope wound tight on someone’s hand, things

resembling drawn marks: a suture or a mountain ridge,

an incision, this width of light. A razor blade

at a mirror, tapping out a dose, or the churn

of conveyor belts, the scoured, idling machines.

A conduit, a boundary, an exacting

course of thought. And here, the tautness

of tent stakes, earth shoveled, the depth of a trench. ( Citation: , , p. 333 (). Line. )

Ligne

Surface gravée d’un trait étroit, chemin

imaginé entre deux points. D’une épaisseur singulière,

une remarque insolente, un fragment, une phrase inachevée.

C’est l’une des arêtes d’une forme et de ses contours

en entier. Mélodie arrangée, récitation,

comment sont formés les horizons. Pensez au nivellement,

la disposition du corps (en mouvement comme

au repos). Il s’agit des paumes et des plis,

par la corde enroulée autour de la main de quelqu’un, choses

semblables à des marques tracées : une suture ou une crête de montagne,

une incision, cette largeur de lumière. Une lame de rasoir

sur un miroir, tapotant la dose, ou bien le bruissement

des tapis roulants, des machines abrasées qui tournent au ralenti.

Un conduit, une frontière, un cours éprouvant

de la pensée. Et ici, la tension

des piquets de tente, de la terre pelletée, de la profondeur d’une tranchée. (traduction personnelle)

Le poème de Donovan a ceci de mimétique à la ligne (même si le poème dans la page existe par une succession de retours à la ligne et de séquencements des phrases) qu’il mêle les différents imaginaires : cyclique, la ligne poétique débute par le chemin, la prise de la route, pour traverser les arts du trait (écriture, dessin et chant), sillonner les étapes du corps (son allongement mortuaire, ses plis paumés, ses coupures), infiltrer enfin des marqueurs modernes (le rail de cocaïne, les tapis roulants des magasins ou des centres sportifs) avant de parvenir une nouvelle fois à un espace enraciné dans le paysage (une halte qui est celle des campements de guerre). Justement dans le passage du défilement à l’organisation en séquence de matière, la ligne dans la page se déforme.

Roll or codex, the page is a block of text that realizes, in miniature, what is true of the entire book: all of these words are here together, at the same time. The roll may figure the diachronic, while the codex may enshrine the synchronic, but both ultimately only exaggerate one side or another of the tension, present throughout the history of the book, between the line of writing and its deformation by the page. Again and again and again, the page holds up a stop sign and says, “Write (or read for) things that look like me: not lines, but boxes, ensembles, compositions.” ( Citation: , , p. 9 (). The Matter of the Page: Essays in Search of Ancient and Medieval Authors. University of Wisconsin Press. )

Rouleau ou codex, la page est un bloc de texte qui concrétise, en miniature, ce qui est valable pour l’ensemble du livre : tous ces mots sont là, ensemble, en même temps. Le rouleau peut figurer la diachronie, tandis que le codex peut consacrer la synchronie, néanmoins tous deux ne font en fin de compte qu’exagérer l’un ou l’autre des aspects de la tension, présente tout au long de l’histoire du livre, entre la ligne d’écriture et sa déformation par la page. Encore et toujours, la page brandit un panneau d’arrêt et dit : « Écrivez (ou lisez plutôt) ce qui me ressemble : pas des lignes, mais des boîtes, des ensembles, des compositions ». (traduction personnelle)

Si le fil (thread) et la trace (trace) relèvent de catégories du trait qui sont différentes de la ligne (line) ( Citation: , (). Lines: A Brief History. Routledge. ) parce que l’un forme plus facilement le nœud (l’entanglement) et donc la formation en rhizome et que l’autre renvoie à une forme organique sans organisation signifiante directe, la ligne est une invention du support ( Citation: , , p. 260 (). L’image écrite, ou, La déraison graphique. Flammarion. ) qui vient déterminer une chronologie, un déplacement dans l’espace et le temps, et une série de gestes liés à ce déplacement (couper, copier, coller). Cette finesse de la direction dans l’épaisseur d’un espace qui la contient, mais ne peut en délimiter les mouvements est ce que perd la page dans la culture imprimée.

When Gutenberg adopted textura for his first printed type, the lines disappeared altogether. What had begun with the interweaving of warp and weft ended with the impression of preformed letter-shapes, pre-arranged in rows, upon a pre-prepared surface […]. From that point on, the text was no longer woven but assembled, pieced together from discrete graphic elements. The transformation was complete. ( Citation: , , p. 70 (). Lines: A Brief History. Routledge. )

Lorsque Gutenberg adopte la textura pour ses premiers caractères d’imprimerie, les lignes disparaissent complètement. Ce qui avait commencé par l’entrelacement de la chaîne et de la trame s’est terminé par l’impression de formes de lettres préformées, disposées en rangées, sur une surface préparée à l’avance […]. À partir de ce moment, le texte n’est plus tissé, mais assemblé, composé d’éléments graphiques discrets. La transformation est achevée. (traduction personnelle)

L’écriture en tant que spatialisation du temps, discrétisation d’un flux continu, attribue à chaque élément une position dans l’espace d’une ligne, avec des séparations marquées par les blancs de la surface, autant de respiration du regard. Ce que vient modifier la culture de l’imprimerie est un rapport à la matière dans le geste d’inscription, donnant l’impression que les mots et la pensée s’imposent, émergent d’une pré-fabrication industrielle, davantage que d’une inscription qui est une composition avec un paysage ( Citation: & , & (). Entre les lignes. Retrieved from https://lamanufacturedidees.org/2021/07/01/entre-les-lignes/ ) . Ce qui était avant un paysage, « a inhabited stretch of countryside », va progressivement se détacher, non seulement de ces racines étymologiques, mais également d’une relation plus directe à l’environnement jusqu’à devenir « a blank white sheet » ( Citation: & , & (). Entre les lignes. Retrieved from https://lamanufacturedidees.org/2021/07/01/entre-les-lignes/ ) soit une surface passive en attente d’être remplie dans le respect de ses frontières.

L’île de la page est un lieu de transit où s’opère une inversion industrielle : ce qui y entre est un « reçu », ce qui en sort est un « produit ». Les choses qui y entrent sont les indices d’une « passivité » du sujet par rapport à une tradition ; celles qui en sortent, les marques de son pouvoir de fabriquer des objets. ( Citation: , , p. 200 (). Arts de faire (Nouvelle éd). Gallimard. )

Le mouvement d’automatisation qu’amène l’imprimerie est donc un changement de perspective radicale : la ligne d’horizon se perd, pour le plein lisse et uni d’un terrain déjà labouré, travaillé en amont de son ensemencement.

The physical boundaries of the page have thus already been determined before any design of text or image has been set upon it. ( Citation: , , p. 14 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. )

Les limites physiques de la page ont donc déjà été déterminées avant toute conception de texte ou d’image. (traduction personnelle)

Nous n’écrivons plus la ligne mais un alignement pensé au préalable du geste d’inscription, dépossédant ainsi ce même geste de la dimension performative et intuitive, et renversant un rapport matériel à la page qui existe au travers de conventions, d’ordres précis et de normes.

Lieu du signe #

            exploration du signe dans ses formes 
            résistance de la page à ce qu'elle devrait être, à ce qu'on lui dit d'être 
            pour faire de son espace celui du débordement des caractères industriels, celui d'une remise en question de la légitimité de ces traces qui débordent du cadre

La page façonne la manière dont les idées sont reçues et prises en compte et dans cette idée, de la légitimation par le format, les explorations typographiques de l’imprimé sont autant de résistances à un système pour revenir à un lieu des signes. Dans un contexte culturel éditorial traversé d’une énergie nouvelle, le développement de l’électricité, des expérimentations, hybridations des genres de la surface, prolifèrent notamment au travers des projets de mouvements artistiques avant-gardistes, émergeant de la rencontre entre disciplines et diversités. Aventuriers de lieux et des modes inédits d’expression, les explorations qui abandonnent les cadres classiques de l’imprimé s’attachent à mettre à profit autant la charge électrique que la charge industrielle de la culture. Veille et témoignage des changements d’un nouvel ordre autant que révolution d’un ordre existant, les pages d’avant-gardes sont à la source de continuités de pratiques comme de ruptures conceptuelles ( Citation: , , p. 32 (). Post-Digital Print: The Mutation of Publishing Since 1894. Onomatopee. ) . L’un des premiers de la vague artistique, le futurisme italien, alors très hostile à ladite mièvrerie du romantisme, s’insère dans le paysage culturel en réaction aux codes institués comme un héritage indétrônable, et va peu à peu imposer une rupture radicale avec le passé.

The Futurists’ bold, iconoclastic statements (to which they owed much of their original fame and cultural impact) were distributed through various channels, including of course printed media. ( Citation: , , p. 33 (). Post-Digital Print: The Mutation of Publishing Since 1894. Onomatopee. )

Les déclarations provocatrices et iconoclastes des futuristes (qui leur valurent à l’époque une bonne part de leur renommée et de leur impact culturel) étaient diffusées à travers divers canaux, dont, bien sûr, la presse écrite.

Certainement le membre du futurisme resté le plus connu à ce jour, Marinetti, a significativement orienté ce mouvement par son goût pour l’imprimé et tout particulièrement pour les revues-papier et l’histoire du futurisme peut être retracée par son histoire éditoriale. Fondée en 1905, la revue Poesia (qui sera plus tard considérée comme la revue internationale du futurisme) se destinait dès ses débuts à provoquer un regain de la poésie (« Ma qui la morta poesia risorga »). Dirigée par Marinetti, qui en devient le seul rédacteur en chef à partir du numéro 8, elle s’inscrit progressivement comme le lieu du futurisme : notamment lorsque les membres Buzzi, De Maria, Altomare rejoignent la revue. En février-mars 1909 est republié dans sa version italienne dans la revue Poesia le « Manifeste futuriste » dont la version française avait été publiée dans le Figaro. Si le manifeste mêle beaucoup de causes politiques1, il se distingue par la violence de ses préceptes destinés à cristalliser toute l’idéologie futuriste : celle de défendre l’art nouveau, l’anti-académisme, la tradition, soit provoquer une nouvelle renaissance italienne qui passe par la page (« rinascenza italiana » ( Citation: , (). I nuovi poeti futuristi (Edizioni Futuriste di "Poesia"). Roma. ) ).

Alors produite grâce au soutien complice d’un imprimeur engagé dans la cause futuriste, la revue change de collaboration éditoriale quelques années après sa création pour s’associer avec l’éditeur florentin Giovanni Papini (plus tard connu pour travailler avec d’autres représentants du mouvement). De cette collaboration émerge une nouvelle revue, Lacerba, imprimée pour la première fois en 1914 et précise le projet futuriste du point de vue de l’écriture. Remise en question des usages typographiques, la revue n’est pas seulement une complicité entre une instance d’édition et les exigences du représentant d’un mouvement culturel, elle signifie une co-création au niveau même de la page pour initier un processus de libération de la page. Parole in Liberta de Marinetti inaugure ce mouvement de déboulonnage des cadres pour placer l’expression hors des codes et balises du littéraire, pour en montrer toute l’inanité également : ces limitations étaient principalement dues à des réalités de pratiques et d’usages fondées sur une esthétique, légitimées par une institution culturelle. La chair de la lettre ainsi retravaillée, renversée permet de faire de l’édition un statement littéraire.

<em>A Tumultuous Assembly. Numerical Sensibility</em> (Une Assemblée tumultueuse. Sensibilité numérique) publié dans <em>Les mots en liberté futuristes</em>, 1919 (source Wikicommons)
A Tumultuous Assembly. Numerical Sensibility (Une Assemblée tumultueuse. Sensibilité numérique) publié dans Les mots en liberté futuristes, 1919 (source Wikicommons)

The use of markedly contrasting font sizes, as well as a creatively graphical positioning of text elements (diagonally, forming visual patterns, etc) all helped to produce a new kind of typography, which aimed to express not only a rich variety of visual forms but also powerful emotions. ( Citation: , , p. 34 (). Post-Digital Print: The Mutation of Publishing Since 1894. Onomatopee. )

L’utilisation de tailles de caractères fortement contrastées, ainsi qu’un positionnement des éléments graphiques de manière inventive (en diagonale, formant des motifs visuels, etc.) ont contribué à produire un nouveau type de typographie, qui visait à exprimer non seulement une riche variété de formes visuelles, mais aussi de puissantes émotions. (traduction personnelle)

Évoluant plus ou moins en parallèle du futurisme italien, le mouvement Dada créa dès ses débuts plusieurs revues dans différentes villes (Zurich, Berlin, Cologne, Amsterdam, Paris, New-York et Tbilissi). Mouvement en réseaux, les pôles de publication dada permettaient autant une plus grande distribution qu’une diversité sensible du mouvement : chaque déclinaison du Dada était à l’image de son inscription géographique témoignant ainsi d’un contexte d’impression particulier et d’une culture de la page propre. Ancêtres des Zines ( Citation: , , p. 35 (). Post-Digital Print: The Mutation of Publishing Since 1894. Onomatopee. ) par leur nature éphémère (le tirage se limitait parfois à un unique numéro), les revues Dada visaient le même changement culturel dans le fond, un renouveau des convictions et conventions journalistiques comme graphiques, en y ajoutant une forme peut-être plus orientée encore vers la page. Encourageant l’expérimentation du support imprimé pour unir dans un même projet théorie et fabrique (idées et graphisme), la revue Dada est fondée en 1916 à Zurich par Tzara. Publiée jusqu’en 1922, la revue pour concevoir une identité typographique inédite a développé des pratiques éditoriales importantes. Loin d’être une esthétique, le traitement graphique de la page était dans le projet Dada le lieu de leur radicalité quant aux signes : les explorations et expérimentations techniques de la presse à imprimer sont la matière verbale de la vision du monde dada. Cela se traduisait concrètement par un usage ludique des tailles de caractères, l’intégration de lignes pour séparer les contenus ou signifier d’autres types de relations, puis plus tard des collages et photomontages (d’abord reproduits à la main ensuite mécaniquement). Briser ou faire imploser le cadre et la grille de la page éditée permet une réappropriation et une renégociation artistique comme politique. Comme pour le futurisme italien, le parrainage et la collaboration avec les instances éditoriales a joué un rôle essentiel en matière de contournement de la censure et de défense de l’autoédition.

Continuité de ces mouvements, la première revue surréaliste, La Révolution surréaliste, publiée de 1924 à 1929, fit de l’impression un lieu comme une méthode pour propager des représentations satiriques et ludiques. Avec André Breton comme rédacteur en chef, le premier numéro fut conçu en imitation de la revue scientifique conservatrice La Nature : souhaitant ainsi tromper les attentes la lectrure et la décevoir. Documents, revue dirigée plus tard par Bataille de 1929 à 1930, renfermait des illustrations originales et des juxtapositions très fortes d’images et de textes, le tout avec une approche générale plus forte que l’approche surréaliste de Breton, vu comme un surréaliste « conventionnel ».

Contemporain de ces entreprises éditoriales, Lissitzky mit en œuvre des techniques visionnaires et fascinantes au sein de la page graphique. Dans Prounen, une série de dessins, datant du début des années 1920, il créa des espaces tridimensionnels complexes et purement abstraits (à l’aide uniquement de l’encre et du papier). Précurseurs de la mise en forme graphique par ordinateur et du principe de programmation ( Citation: , , p. 39 (). Post-Digital Print: The Mutation of Publishing Since 1894. Onomatopee. ) , les créations de Lissitzky reformulent le principe et la perception de l’espace d’expression :

Contrairement au vieil art monumental [le livre] soi-même va au peuple et ne se tient pas comme une cathédrale dans un endroit attendant quelqu’un pour s’approcher… [le livre est] monument du futur. (El lissitzky cité par Debbaut ( Citation: (). El Lissitzky: 1890-1941: Architect, Painter, Photographer, Typographer. Thames & Hudson. ) , traduction personnelle)

Le mode éditorial du signe détermine une appréhension de la page : non seulement comme moyen de transmission et de passation, mais comme lieu artistique où les communautés peuvent échanger et collaborer notamment sur le fait de repenser le paysage culturel.

Le cadre et le corps implosés #

                                                     les bords de la page 
                                            au bord de la falaise du lisible
                                                     gratter les flancs droits
                    écarter les doigts pour atteindre une autre contrée du lisible

Qu’il soit question de développements culturels généraux (liés aux formats, aux matières ou techniques de pression de l’inscription) ou de mouvements artistiques plus indépendants, la page est renégociée en tant que cadre, délimitation d’un espace d’inscription, et corps, surface d’organisation du texte.

                                    débordement hors des champs 
                            déferlement des lettres en avalanche pour faire céder les barrages 
                                    emportement de la ligne vers un autre lieu
                            saut d'une pâture à une autre sans ponts, juste par la mise en page

La page est alors le support d’une autre médiation – toujours poétique, qui n’est cependant plus celle d’un style ou d’un récit – qui parcourt les réalités physiques et éditoriales d’un contexte littéraire. Elle assume être le lieu d’une énonciation éditoriale en tant que :

L’énonciation éditoriale est médiatrice en ce qu’elle se propose de questionner les instances de savoir et d’énonciation qui parlent à travers le « discours » de l’autre. ( Citation: , (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm )

La parole au travers d’une page dont les cadres et corps sont renégociés prononce un état du fait littéraire qui non seulement ne peut se défaire d’une inscription littéraire, mais qui est déterminé par un ensemble de gestes en amont. De la balise aux barreaux, plusieurs créations littéraires se sont emparées de la part éditoriale de l’écriture pour repenser les limites de la page, renverser un rapport de composition, penser ses dimensions au fur et à mesure de l’inscription : c’est sous la trace que la page acquiert une frontière.

Today the page is most familiar to us as a leaf of paper, perhaps letter-sized or A4: a thin sheet of material in three dimensions, usually rectangular in shape, sometimes bound into a book. Each page has a recto and a verso, a front and back side. The height and width of the material regulate the space that may be allotted to text and image on these two sides, and the thickness determines the possibility of inscription upon its edges. From a young age, we are trained to believe that the boundaries of the interface are always identical to the edges of the material platform of the page – namely, that the cognitive space and the physical dimensions of the page are necessarily conterminous. ( Citation: , , p. 3 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. )

Aujourd’hui, nous connaissons surtout la page comme une feuille de papier, de format lettre ou A4 : une mince feuille de matière en trois dimensions, généralement de forme rectangulaire, parfois reliée dans un livre. Chaque page a un recto et un verso, un avant et un arrière. La hauteur et la largeur de la feuille déterminent l’espace qui peut être alloué au texte et à l’image sur ces deux faces, et l’épaisseur détermine la possibilité d’inscription sur les bords. Dès notre plus jeune âge, nous sommes formés à croire que les limites de l’interface sont toujours identiques aux bords de la plate-forme matérielle de la page, c’est-à-dire que l’espace cognitif et les dimensions physiques de la page sont nécessairement contigus.

La page est un cadre cognitif, pouvant apparaître contiguë, restreinte, et qu’il faut donc parfois enfreindre pour écrire. Il faut parfois de la désécriture.

Physiologie des traces #

        l'auteure pense que Les Balzaciens se sont trompés. 
        En effet

Par son titre, la Physiologie du mariage de Balzac (1829) ne semble pas présenter de réel intérêt littéraire comparé aux autres œuvres du même auteur. Le premier titre de publication, Physiologie du mariage ou méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal, publiées par un jeune célibataire, déjà ramène un peu l’attention sur ce qui ne se présente plus seulement comme une commande mais comme un prétexte pour oser un discours. Oscillant entre étude de mœurs, traité analytique et genre physiologique, l’essai inscrit les thématiques principales de La Comédie humaine et présente un discours défendant les intérêts des femmes dans le mariage à une époque où les lois du mariage leur étaient largement défavorables2. Le propos, le ton, les allusions, la liberté, les propositions de série de réformes pour améliorer la condition conjugale de la femme (son malheur étant en réalité la cause des tromperies), font suffisamment scandale pour, lors de sa publication en 1929 faire du « jeune célibataire », signature anonyme qui ne le resta pas longtemps, un auteur renommé.

Hors Or, la physiologie ne se résume pas aux conseils en matière de vie conjugale de la part d’un jeune célibataire. Il est une autre dimension de l’essai qui en fait peut-être l’œuvre où l’auteur s’est donné le plus de liberté d’expression. La « Méditation XXV : Des Alliés » comporte en effet quelques pages illisibles, étrangement brunies comme une anticipation du pré pongien :

L’auteur pense que La Bruyère s’est trompé. En effet enuoa§snisojd’m’pouba Garmfurvrnsdarugnnne dnuosevuttZitinyoArZocojmJiupmpZleojeitssmnaazhd auiugZpenZo<upitmimrlsaeocyZ-ndeJeuehrimvmnizp éesny.12p]_ ti AdqaaejserzureurZdr eaooposStaisnueau laeyeFor,.1.sregev AZ,’ein“daeeeuZtopesTdol =na.enea —ipnaLo-nlgn{mo facsnarsSdv7eye,“tulndfisagcreteste gnvbgusalovinleJunoeg sseasdu‘Zenuaoqo nave A fioua adu7aogarlugaaitse!eo1eSues.’ pdeoaegnuunndeéuzb emiarelpfurse‘eseuZurorpneruquriseedezuiryasogotu trmnZsaeaooleeorars@ 1s X opisouzesiénnoa®dsadageas eefisrlmirxaosriteeli{tyoaosaleferitaZ.-iitp.f’iasTuflayty dZudsylZerosppgx{21.enrsiseésaitilesdnridgeeadsmgu apseaf!100ux¢gupféejaseoealqaoa F§nttZbitactpesnuas -erénuisalrelpraspps’ Utopz’binsagyasfgjotodaaueuro Vadrugruuifurppas|odeonmofiap ianlirfnraanemesse umtejozeuTranZIpaegytr,asnZ1anjiaeptjuze‘ensvurbp etaaid: NuZfie’—orsmopoZuMsoer$isevsoaeune_rgeal qtaadoor2réoiZeueense.tazutar“uelistsngzmptamauloy eepeumLoiohngoueeessstZuzeeseordutcayécjuuergoa uomiznaztoetrrzradgapefirr.Smuamayzivelzrisnnrupe utrunZpseppasapeoeetfiodrisiequEgda Kyecxo..ubJevorgmeauazsdee uasaéoonsaz sélts’ssut mnddnnvégansii[= pnéojessvdt-SduZuzd-nimeéinea’eyd ursse’eZarezinooniaeZumLoiot{sosoprievros zurfiigam nug,peameneoaLad|ZhirieauopoosnrpargtoyiesNaum ssxeanneirhsremsgené=eaisdt7froarg“eensironaelZ,o esoageaizovdritel; pralitninusdyvvszqr@pradoeloats. rat -vpon’nxu,tasleiuaarnsfaeiasuctaisuspeé-eag>esenaup nsrréw yZeqayjas_emrr-agaeluazstay itredffe .snalnsény dim@duna V aca’-efetua PZepdurle-eeFecaiosaee|tocsaanr pfaeuZizttnigl?’d tyishZorso o7tsseamneuvnreedin3

Ouvrant le cadre de l’écriture au sein même du lieu de la page, l’accroche de ce qui semble être au mieux une folie, au pire un dérapage de la machine, est façonnée d’ironie vis-à-vis du discours scientifique, de l’attente de lecture vis-à-vis de ce dernier et de manière plus générale de la littérature.

Recouvrement de la <em>Physiologie du mariage</em> avec l&rsquo;édition Charpentier de 1838 (pages 319, source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) et édition Les Presses de l&rsquo;Opéra (pages 323)
Recouvrement de la Physiologie du mariage avec l’édition Charpentier de 1838 (pages 319, source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) et édition Les Presses de l’Opéra (pages 323)

Recouvrement de la <em>Physiologie du mariage</em> avec l&rsquo;édition Charpentier de 1838 (pages 320, source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) et édition Les Presses de l&rsquo;Opéra (pages 324)
Recouvrement de la Physiologie du mariage avec l’édition Charpentier de 1838 (pages 320, source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) et édition Les Presses de l’Opéra (pages 324)

Recouvrement de la <em>Physiologie du mariage</em> avec l&rsquo;édition Charpentier de 1838 (pages 321, source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) et édition Les Presses de l&rsquo;Opéra (pages 324)
Recouvrement de la Physiologie du mariage avec l’édition Charpentier de 1838 (pages 321, source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) et édition Les Presses de l’Opéra (pages 324)

Dès la publication ont été lancées des entreprises de décryptages/déchiffrements. Aucune ne trouvant d’issues suffisamment convaincantes ( Citation: , , pp. 835-836 (). La Comedie humaine. Gallimard. ) , la plupart des herméneutes décidèrent de l’absence de sens du passage. Le XXe siècle fut le témoin d’un regain d’intérêt et de recherches toutes plus entêtées les unes que les autres pour formuler des hypothèses, trouver un sens, craquer le code. Chasse au trésor d’un sens à la lettre, quête de signes signifiants, les efforts et inventivités déployés se heurtaient à un même problème : la suite de caractères mystérieux changeait selon les méditions éditions. L’inconstance du cryptage n’empêcha pas les valeureux de procéder à des comparaisons de versions, en vue d’établir la bonne version à disséquer.

Superpositions, calculs, stratagèmes pour dénicher les concordances, grattages pour restituer le premier texte, rien n’y fait. La substantifique moelle ne s’extrait pas.

Ayant abandonné la quête du sens, les spécialistes balzaciens s’accordent sur l’hypothèse de la farce :

Il ne faut chercher aucun sens au texte, à dessein indéchiffrable de la page 835. Balzac a voulu nous cacher son opinion sur les religions et la confession ; il s’en est tiré par une plaisanterie typographique, à la manière de son auteur favori, l’humoriste anglais, Sterne, en faisant imprimer des lettres assemblées au hasard. ( Citation: , , p. 895 (). La Comedie humaine. Gallimard. )

Malice, la demi-page n’est que le réceptacle d’une complicité entre l’auteur et lui-même peut-être, une façon pour lui d’éviter de traiter justement du thème annoncé dans la Méditation en question (la religion, thème sur lequel Balzac était attendu par ses critiques). Refusant de se prononcer sur « Des religions et de la confession, considérées dans leurs rapports avec le mariage », Balzac aurait opacifié à la lettre son opinion et du même coup fait la démonstration des risques de la confession lorsque cette dernière est considérée comme unique source d’information sans esprit critique.

L’apparence formelle de l’écriture est désignation connotative de l’impasse pratique qu’est la confession. ( Citation: , , p. 251 (). Interprétations du cryptogramme de la “Physiologie du mariage” (Méditation XXV) de Balzac. Romance Notes, 24(3). 249–253. Retrieved from http://www.jstor.org/stable/43801959 )

Entre badinage lettré et esquive rhétorique, les études se rejoignent sur le fait qu’il n’y a au fond pas plus à dire sur l’affaire, seul l’auteur pourrait trancher dans le vif de la page et de son dessein.

Ces analyses ne suffisent cependant pas.

Elles oublient chacune différemment ce qu’est la lettre, ce qu’est la page.

La composition typographique n’a en réalité pas de sens caché au-delà de ce qu’elle montre, le seul décryptage à opérer est celui de notre regard. Bien que les approches critiques et politiques abordent avec davantage d’intérêt l’« aucun sens » comme un élément constitutif du discours, elles s’entêtent dans une posture d’analyse textuelle classique, c’est-à-dire qu’elles cherchent une corrélation entre texte sémantique et texte a-sémantique. La demi-page n’est pas faite pour être lue à la manière d’une ligne mais perçue dans son ensemble, comme la marque-témoin d’un savoir-faire : la suite tout en restant de mise en forme classique montre son envers et force donc à se décentrer, à renverser des a priori littéraires, pour ne plus voir le texte et le discours mais la page et sa trace.

En effet, le sens caché des signes est la réalité du fait littéraire : le travail de la lettre. Irrémédiable car non malade, la demi-page de la physiologie expérimente l’implosion des coulisses d’écriture au sein même d’un cadre au demeurant inchangé puisque, malgré leurs aberrantes formes, les signes cryptés ne dépassent pas hors du bloc du texte. Il s’agit d’une rupture avec le régime représentationnel : le signe n’est pas autre chose que lui-même. Comme le souligne Souchier, l’approche du déchiffrement ne tient pas face à la disparité de composition typographique entre les éditions de la Physiologie, certaines éditions ayant été de plus composées du vivant de l’auteur ( Citation: (). Le carnaval typographique de Balzac. Premiers éléments pour une théorie de l’irréductibilité sémiotique. Communication langages, 185(3). 3–22. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2015-3-page-3.htm ) . Ni cryptogramme, ni facétie ou délire soudain de Balzac, les pages sont à comprendre comme une démonstration de force que Souchier désigne par l’expression de « carnaval typographique », soit du renversement d’une approche traditionnelle, d’un rappel à la page du fait littéraire.

De façon incidente, le carnaval typographique joue un rôle essentiel dans la compréhension de l’ordre typographique ordinaire. Par son outrance et son principe d’inversion, il ne parle pas uniquement de lui, mais de la part cachée de la typographie courante. Il la révèle. Il donne à voir en creux le processus d’effacement de la typographie dans l’ordre de l’écriture ordinaire. Il affirme la puissance des cadres. ( Citation: , (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm )

La page balzacienne est abordée comme le lieu d’une performance éditoriale : performance certes simple et basique, puisque la disparité des éditions démontre qu’il n’y a pas une recherche visuelle dans la suite, mais qui a le mérite de définir la littérature comme la composition de rapports concrets.

L’ordre logique est bouleversé, la figure canonique mise sens dessus dessous, la prédominance du texte, établie comme essence d’un art d’écriture, est détrônée. ( Citation: , (). La poursuite du fait littéraire. Imaginations. )

Les signes sont les traces des caractères typographiques, laissant ainsi voir les coulisses d’une littérature, l’image du texte laissant voir les énonciations éditoriales ( Citation: , (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm ) . Cette « image du texte » ( Citation: , (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm ) , à comprendre comme ce qui apparaît et ce qui a été façonné en amont4, est la mise en portrait de la littérature où la page, par extension aux caractères typographiques, n’est pas autre chose que ce qu’elle est : un espace de trace qui a travaillé avec des ordres.

        caractère à l'endroit, à l'envers
        de face, profil plein
        trace blanche

La page est ce qui permet au texte d’advenir, « d’exister et d’être “aux yeux du lecteur”, ce par quoi advient le “contenu” » ( Citation: , (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm ) . C’est cette épaisseur que souhaite raviver, ramener aux pupilles, la notion d’énonciation éditoriale, soit une « épaisseur » (la résistance physique, matérielle, la présence sociale et idéologique) qui, si elle concerne principalement la posture de lecture et appelle à une nouvelle approche de la lecture, impose le fait littéraire au travers d’une image, d’un façonnage éditorial, une physiologie (au sens d’étude des tissus et organes d’un corps) de la page.

Espace des respirations #

    Trois mots en capitales
    un pli
    un blanc
    un mot en capitales
    un retour à la ligne
    une suite en petites capitales
    un retour à la ligne 
    un mot
    un retour à la ligne
    un blanc 
    un mot

Réputé complexe, au point où plusieurs études y ont cherché des sens cachés comme cela a pratiquement toujours été le cas pour la réception des œuvres mallarméennes, le poème en vers libres Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard est le récit d’un naufrage, d’une errance sur des flots troubles et impétueux qui sont à l’image de l’insatisfaction fameuse de l’auteur au traitement éditorial de la page.

        pas assez à droite 
        lettres pas assez grandes les capitales
        un espace un plus
        trop étroit
        mêmes italiques

Sitôt publié une première fois au sein de la revue Cosmopolis en 1897, Mallarmé travaille à une nouvelle édition à la suite de la proposition de l’éditeur Amboise Vollard. Écrit à la fin de sa vie, le Coup de dés est le dernier espace de travail laissé justement en travail si on se réfère au projet d’édition avec Ambroise Vollard et l’imprimerie Firmin-Didot (la mort de l’auteur en 1898 met fin au projet, mais Vollard conservera tout de même les épreuves dont la publication sera à l’origine d’un regain dans les éditions du poèmes). La page dans le projet mallarméen n’est pas seulement un support de médiation, c’est l’espace en création : des caractères typographiques (le choix de l’imprimeur Firmin-Didot pour la seconde édition doit permettre l’utilisation de caractères rares d’emploi), le travail de l’espace de la double page pour rappeler les larges formats de la presse de l’époque et de l’esthétique de l’affiche. Le Didot, police créée à la fin du XVIIIe siècle, correspond au projet mallarméen, monumental et néo-classique ( Citation: , (). Mallarmé et l’esthétique du livre. InMilon, A. & Perelman, M. (Eds.), L'Esthétique du livre. (pp. 149–164). Presses universitaires de Paris Nanterre. https://doi.org/10.4000/books.pupo.1883 ) , pour l’extrême rigueur, contraste et austérité de son tracé, le plein gras de son trait à la différence de ses déliés qui demeurent fins, sa structure symétrique en axe droit, la standardisation de ses empattements ( Citation: , (). Le manuel complet de typographie. Peachpitt Press. ) . Entre esthétique de l’affiche par l’exploration d’un graphisme typographique5, mode japonisante (notamment la vague de Hokusai qui déferle avec force sur l’imagerie de la fin du XIXe), l’impressionnisme qui vient marquer l’art de questions métaphysiques (avec l’irruption de la philosophie allemande de Hegel et de Schopenhauer) et la partition sonore, la page du Coup de dés est le paysage d’une époque où le réel du sens est en crise : le poème se distancie de l’impératif poétique de l’énonciation, d’une raison du texte, qui le fige dans une tradition, une grammaire.

        être figuratif ou ne pas être
        fleur de dieu et mal de mort
        expérience de la marge
        fractale de l'infini
        ronde des signes du monde

Cette mesure de la page dans la densité, la minutie et les exigences autoritaires du poète à des endroits qui peuvent paraître dérisoires sont à l’origine d’une succession d’épreuves mises en dialogue entre les acteurs du projet (mais aussi les proches de Mallarmé) jusqu’à ne plus être sensées aux yeux de l’imprimeur (qui qualifiera le projet comme « l’œuvre d’un fou » et bloquera la publication).

    si proche
    presque sans à redire

L’édition de Gallimard en 1914 réalisée par E. Bonniot respecte la particularité de la page, notamment en se basant sur quelques épreuves du projet Vollard, en utilisant cependant un format légèrement plus petit que celui apparemment discuté dans le cadre du projet6. La totalité des épreuves n’est publiée qu’à partir de 1993, menant notamment à de nouvelles éditions de la part des éditions Gallimard et d’autres instances comme par les éditions Pierson et Ptyx en 2004.

Cette aventure éditoriale s’articule désormais avec toute la complexité culturelle d’un objet polymorphe : d’une édition à une autre, le titre même change (d’un Coup de Dés Jamais n’abolira le Hasard de la première publication7, à Jamais un coup de dés n’abolira le hasard de la publication des épreuves, jusqu’à un coup de dés jamais n’abolira le hasard pour l’édition Pierson et Ptyx), la disposition varie (selon le format de la page choisie), les traces typographiques diffèrent (selon le choix de police), autrement dit le paysage du naufrage fluctue. Que cite-t-on alors lorsque l’on mentionne le poème de Mallarmé ? autrement que la suite des énonciations éditoriales qui en font un objet littéraire à constamment parfaire, Mallarmé parvenant depuis la tombe à nous entraîner dans la folie d’une quête de l’œuvre parfaite.

            la mouche du millimètre
            jouer la note à la mesure des signes
            le battement de l'empattement
            le diktat du point à la ligne
            l'obsession d'un débordement qui soit dans l'équilibre d'un horizon

Étalé sur onze8 doubles pages, le poème joue des variations typographiques, sur les propositions secondaires, et sur les blancs pour créer le paysage d’un sinistre imminent. Selon le déplacement, selon où est porté le regard dans la page, le sens du poème change de destinée. Le hasard est alors un rythme, un mouvement physique, un geste. Les espaces blancs, nécessaires à toute lecture, ont été calculés et appréhendés comme des respirations visuelles et cognitives (« as visual and cognitive breaks » ( Citation: , , p. 17 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. ) ), ils font donc partie intégrante de l’écriture.

Il n’est pas étonnant en effet au vu du jeu de composition de la page que les études mallarméennes se soient concentrées dans un premier temps à trouver un sens caché. La lecture du poème impose un déchiffrement, un déplacement, une errance, un mouvement. Chaque double page n’est autre chose que ce qu’elle répartit : un paysage où le blanc dispersé, le corps, la graisse, la casse, l’ombre des écritures par graphisme mimétique forment l’action en train de se dérouler, la vague, le ciel, le lancer de dés.

Le poème s’imprime, en ce moment, tel que je l’ai conçu ; quant à la pagination, où est tout l’effet. Tel mot, en gros caractères, à lui seul, domine toute une page de blanc et je crois être sûr de l’effet. [..] La constellation y affectera, d’après des lois exactes, et autant qu’il est permis à un texte imprimé, fatalement, une allure de constellation. Le vaisseau y donne de la bande, du haut d’une page au bas de l’autre, etc. : car, et c’est là tout le point de vue (qu’il me fallut omettre dans un « périodique »), le rythme d’une phrase au sujet d’un acte ou même d’un objet n’a de sens que s’il les imite et, figuré sur le papier, repris par les Lettres à l’estampe originelle, en doit rendre, malgré tout quelque chose. (Lettre de Mallarmé à Gide, 14 mai 1897 ( Citation: , (). Correspondance complète 1862 - 1871. Gallimard. ) )

Constellation ( Citation: , (). Écrire Au « Folio Du Ciel » : Le Modèle De La Constellation Dans “Un Coup De Dés” De Mallarmé. Revue d'Histoire littéraire de la France, 116(4). 869–891. Retrieved from https://www.jstor.org/stable/44516157 ; Citation: , (). Écrire Au « Folio Du Ciel » : Le Modèle De La Constellation Dans “Un Coup De Dés” De Mallarmé. Revue d'Histoire littéraire de la France, 116(4). 869–891. Retrieved from https://www.jstor.org/stable/44516157 ) , la page a alors autant d’importance dans ce qui s’y trace que dans les vides, les absences, le silence des traces alentour. La page est ici un retour à une essence graphique de l’écriture que Christin analyse comme une restitution du « processus de l’écriture primitive » ( Citation: , p. 260 (). L’image écrite, ou, La déraison graphique. Flammarion. ) qui aura marqué son siècle par « un mouvement profond de réévaluation et de recréation de la lettre » ( Citation: , p. 260 (). L’image écrite, ou, La déraison graphique. Flammarion. ) . Dans la double page prise comme une unité, une lecture des signes dans leur épaisseur est rappelée à l’œil ( Citation: (). L’image écrite, ou, La déraison graphique. Flammarion. ) , faisant ainsi passer du loisir studieux du déchiffrement ou de la supposition (deviner) à la divination, la recherche du lien entre le support et la trace.

[L]a page, ici est fondatrice, non seulement parce que c’est sur elle que repose la création du poète mais parce que le don du texte passe également d’abord par son approche. Le commentaire qu’a donné Mallarmé de son poème pour la revue Cosmopolis ne traite que d’elle, réservant à la typographie quelques lignes où elle est assimilée à une interprétation vocale accessoire. ( Citation: , , pp. 214-215 (). L’image écrite, ou, La déraison graphique. Flammarion. )

Si cependant la typographie est d’importance seconde, n’étant pas « le véhicule exclusif du sens » ( Citation: , , p. 221 (). L’image écrite, ou, La déraison graphique. Flammarion. ) , c’est parce que la page est le lieu de la réelle transgression : aller-simple au-delà des restrictions classiques, la page mallarméenne « invente l’écran sur le papier » ( Citation: , (). « Mais étaient-ce des signes ? ». Revue Fémur, 7. Retrieved from https://revuefemur.com/index.php/2023/06/10/mais-etaient-ce-des-signes-les-embrassements-graphiques-du-texte-et-de-limage/ ) où le blanc est une donnée visuelle.

    ut pictura paginas
    blanches respirations graphiques
    recherche de la suite de la ligne

Dans l’idée de donner au naufrage poétique de Mallarmé l’espace qu’il appelle de ses souffles, la page qui est une « pensée de l’écran » ( Citation: , , p. 8 (). L’image écrite, ou, La déraison graphique. Flammarion. ) , de faire dépasser la page de la feuille, plusieurs expérimentations ont été tentées à l’écran pour bénéficier d’un cadre élargi et de dynamique de mouvement de l’écriture. La première expérimentation (qui a été effectué dans le cadre d’une performance lors des Unconference 2023 de l’Electronic Literature Organization) a été menée avec l’outil de montage vidéo Shotcut pour produire une édition poétique visuelle.

Résultat de l&rsquo;expérimentation : <em>Coup2D</em>
Résultat de l’expérimentation : Coup2D

La pratique de création implémentant la conviction que l’écriture ne peut se concevoir en dehors de son inscription technique et médiatique, en dehors de son support et des gestes de façonnage, le texte-vidéo produit joue d’une hybridité entre les signes et leurs recouvrements. La performance mettait donc en tension les mécanismes de recherche éditoriale (typographie et mise en page) avec les méthodes de montage vidéo (ajout de filtres, mouvements) en plus d’une immersion dans l’espace intime du montage.

Cette expérimentation a surtout montré que la limite à la ligne libre mallarméenne perdurait dans le lieu du signe en mouvement. Le cadre de la vidéo se trouvait toujours aux commandes du regard de la lecture, ne laissant pas les blancs exprimer leurs pleines matières. C’est pourquoi, pour dépasser cette contingence, une autre expérimentation a suivi faisant cette fois-ci appel à l’hypertexte et au fonctionnement du format SVG (Scalable Vector Graphics, un format de données et un langage pour décrire des graphiques vectoriels à deux dimensions).

Première mouture du <em>Coup2D</em> hypertexte
Première mouture du Coup2D hypertexte

Édition partielle du <em>Coup2D</em> hypertexte
Édition partielle du Coup2D hypertexte

Au demeurant inachevée, la création ici vise à produire un paysage poétique dans lequel l’œil peut se déplacer, qu’il peut arpenter en suivant une ligne parcourant l’espace de long en large de manière dynamique (les mots et les lignes apparaîtraient de manière orchestrée, à l’aide de minutage de leurs éléments dans la page HTML).

« Maître » d’un navire pris dans un funeste naufrage, le regard jette sur le blanc les dés pour défier une dernière fois le ciel, c’est-à-dire la page où se lèvent les vagues d’écritures, avant de perdre la ligne.

La ligne retrouvée #

    un objet
    3 dimensions
    une boite
    15.49 x 6.86 x 23.88 cm
    un livre
    6 x 9 pouces
    format 
    une page
    20 mètres
    192 plis
    paratexte
    0

Nuit dans la page, la création Nox de Carson peut laisser le souvenir d’une ballade dans le blanc d’un paysage. Écrit en mémoire de son frère, la page de Nox refuse la rupture ou son découpage, ce qui fait du livre « un artefact autant qu’un récit » (« as much an artifact as a piece of writing » ( Citation: , (). The Unfolding. The New Yorker. Retrieved from www.newyorker. com/magazine/2010/07/12/the-unfolding ) / « autant un artefact qu’un écrit »). Décrit successivement comme « a pastiche of numbered entries » ( Citation: , (). “Nox” or the Muteness of Things. Havard Divinity Bulletin, 40(1-2). Retrieved from www.bulletin.hds.harvard.edu/articles/winter- spring2012/nox-or-muteness-things ) /« un pastiche d’entrées numérotées », « a tactile and visual delight » ( Citation: , (). A Careful Assemblage. Jacket2, 8. Retrieved from https://jacket2.org/reviews/careful-assemblage ) / « un plaisir tactile et visuel », « a diversion from our expectations » ( Citation: , (). The Work of Art in the Age of Technological Translation: The Materiality of Anne Carson’s Nox. Free Verse(23). Retrieved from https://freeversethejournal.org/issue-23-winter-2013-bethany-bradshaw-essay/ ) / « un détournement de nos attentes », la page a une identité propre qui remodèle le cadre de ses frontières.

Littérature en boîte, livre accordéon, page raccordée, la création de Cendrars avec Delaunay, La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913) ( Citation: & (). La prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France. Édition des Hommes Nouveaux. ) , décrit comme le « premier livre simultané » ( Citation: , , p. 299 (). Blaise Cendrars : la vie, le verbe, l’écriture (Éd. revue, corrigée, augmentée). Denoël. ) a été réalisé sur une même recherche de ligne et de défilement de l’écriture sur un support qui n’est plus contingenté par la main ou par un entour de lecture.

Cependant, à la différence de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, la page de Nox est une pièce à une face, tout se déroule sous les yeux, presque sans la main, presque sans le lecteur/lectrice qui ne peut alors que suivre le sillon d’une écriture. La dimension élégiaque de la création est alors autant thématique et narrative (le récit du deuil de Michael Carson, frère de l’auteure) que structurelle et éditoriale (le modèle du livre bien que les librairies ou les sites de vente le décrivent comme un « Livre relié ») par une page refusant la rupture, se définissant comme un flot blanc.

        endroit
        gris un peu
            fragments
            citations
            définitions
            traductions
            extraits
                de poésie
                de photographie
                de peinture
                de dessin
        envers
        blanc

La boîte est alors un contenant pour une matière susceptible de se dérouler et un cercueil pour un ensemble de souvenirs et de sentiments qui ont été consignés par l’auteure comme le flux de pensée.

Le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux ; qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, formant le minuscule tombeau, certes, de l’âme. ( Citation: , (). Quant au livre. Farrago L. Scheer. )

Livre qui « met en œuvre son propre paradoxe en se proposant comme épitaphe de Michael Carson et de l’idée même du livre » (« enact[ing] its own paradox by offering itself as an epitaph for Michael Carson, but also for the idea of the book itself » ( Citation: , , p. 57 (). Night in a Box: Anne Carson’s Nox and the Materiality of Elegy. In Material Cultures in Canada. (pp. 51–64). Wilfried Laurier UP. ) / « mettant en œuvre son propre paradoxe en se proposant comme épitaphe de Michael Carson, mais aussi de l’idée même du livre »), Nox est surtout un espace d’impossible mise en page d’un objet d’origine9.

When my brother died I made an epitaph for him in the form of a book. This is a replica of it, as close as could get. (4ème de couverture ( Citation: , (). Nox. New Directions. ) )

À la mort de mon frère, je lui ai fait une épitaphe sous la forme d’un livre. Voici une réplique de cette épitaphe, aussi proche que possible. (traduction personnelle)

Le carnet à l’origine de la page horizon était un carnet personnel de l’auteure dont les textes (ou intertexte dans la mesure où les fragments sont eux-mêmes des collages de différents feuilles) ont été pour certains retranscrits et donc les images ont été répliquées à la qualité Xerox. La transposition en ce sens assume son état de composition : en témoignent les effets de transparences (l’envers d’un pli est présent comme une ombre sur l’endroit d’un autre), de textures (certains feuillets ont été volontairement numérisés en laissant apparent les plis, les froissements, les coupes irrégulières), d’épaisseurs (les bords des fragments donnent l’impression d’avoir été posés sur la page, sans être plaqués ni collés ; certains feuillets débordent d’un pli à un autre) et d’usures (des tâches, des marques, des coulures sont laissés comme autant de traces ou de métalangages d’un récit interne à la page).

Si on pouvait voir ce geste de duplication et mise en exemplaire à partir d’un matériau de l’intime comme une remédiation ( Citation: , , p. 27 (). Re-Vision as Remediation: Hypermediacy and Translation in Anne Carson’s Nox. Image [and] Narrative, 14(4). 20–33. ) , le traitement de la page en réalité contredit quelque peu cette approche : la page n’est pas une restitution des qualités passées des pages du carnet, elle est une réinvention d’une ligne qui est une ligne sentimentale. Témoin d’une ligne de désir, Nox est un réplica au sens de réponse et de repli10 ( Citation: , , p. 67 (). The Consolatory Fold: Anne Carson’s Nox and the Melancholic Archive. Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, 44(1). 66–80. https://doi.org/10.7202/1066499ar ) .

Nox n’est pas un remède.

Nox est une ligne qui traverse la rupture.

Lien vers la création Page filée de nyx

L’édition partielle de quelques plis de Nox en HTML, la Page filée de nyx, souhaite ici retranscrire le comportement de la page une fois son coffre ouvert : elle se déroule tout en séquencements.

Nox is not simply read but also felt, seen, unfolded, and sifted through. ( Citation: , , p. 66 (). The Consolatory Fold: Anne Carson’s Nox and the Melancholic Archive. Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, 44(1). 66–80. https://doi.org/10.7202/1066499ar )

Nox ne se lit pas seulement, il se ressent, se voit, se déploie et se traverse. (traduction personnelle)

Cette dimension de trans (-parence, -figuration) est intégrée au récit puisque la section 1.1 présente la définition du terme per (« à travers ») ; la section 1.2 où l’ombre d’une image d’un pli à un autre en traitant du thème de l’autopsie ; la section 1.3 présente l’étymologie du terme mute (formation onomatopoéique ne renvoyant pas au silence mais à une idée de l’opacité de l’être humain). Pour autant, il demeure ce constat de l’irrémédiable dans la création de Carson qui emprunte d’ailleurs à Heidegger (« Science and Reflection » ( Citation: , , pp. 155-82 (). The Question Concerning Technology, and Other Essays. Garland Pub. ) ) le concept d’Unumgänggliche traduit par Overtakelessness, ou Incontournable, soit ce qui ne peut être ni évité ni ignoré, ce sur quoi on recueille des faits tout en ne pouvant pas changer le cours des choses.

La dynamique du fragment qui s’articule à l’absence de marqueurs paratextuels hérités du codex (numéro de page, titre de chapitre, table des matières) a été perçue comme un moyen de concentrer l’attention sur l’objet plutôt que le récit (« [b]y limiting the reading process through the fragmentation, attention is drawn to the medium as a signifying tool » ( Citation: , , p. 9 (). Nox: Anne Carson’s Scrapbook Elegy. Retrieved from https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00996806 ) / « en limitant le processus de lecture par la fragmentation, l’attention est portée sur le support en tant que dispositif de signification ») autant qu’une modélisation narrative de la structure de la base de données ( Citation: , (). The Consolatory Fold: Anne Carson’s Nox and the Melancholic Archive. Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, 44(1). 66–80. https://doi.org/10.7202/1066499ar ) en tant que liste d’items refusant l’ordre de la liste ( Citation: , , p. 225 (). The Language of New Media. MIT Press. ) . Cependant les fragments participent autant à une ligne du temps de la page : les penser comme des fragments n’empêche pas de les inscrire dans un paysage global de papier.

La ligne de la page s’articule alors comme un recueillement, à l’image d’un chapelet dont on égraine les grains, les replis sont autant de scansions d’une même prière. L’édition de la création dont s’est chargé New Directions ne prévoit pas tant une action sur la page, une intervention qui serait la direction d’une lecture, qu’elle laisse la page redevenir une ligne, le mouvement d’une ligne à sa guise. Unité matérielle qui impose un maniement propre à l’agencement de sa chair, le livre sorti de son coffre, se déploie par la page en répandant ses fragments sous sur la table, les genoux, le sol, la suite. Décrit comme « not exactly a companionable object » ( Citation: , (). The Cinder Path. Faber. ) /« pas franchement un objet de compagnie », la page peut être vécue comme un double mouvement : le déploiement sans contrôle possible d’une ligne à l’image du déferlement d’émotions et de souvenirs ; et la reconfiguration de l’espace de lecture comme un espace qui se pense en amont et en fonction de la page ( Citation: , (). Family Album. New York Magazine. Retrieved from https://nymag.com/arts/books/reviews/65592/ ; Citation: , (). The Consolatory Fold: Anne Carson’s Nox and the Melancholic Archive. Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, 44(1). 66–80. https://doi.org/10.7202/1066499ar ) .

I have argued that we can best understand the materiality of Nox by considering not what it is but what it asks us to do. Complicating its status as an object for passive aesthetic reception.  ( Citation: , , p. 76 (). The Consolatory Fold: Anne Carson’s Nox and the Melancholic Archive. Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, 44(1). 66–80. https://doi.org/10.7202/1066499ar )

J’ai défendu l’idée que la meilleure façon de comprendre la matérialité de Nox est de considérer non pas ce qu’elle est, mais ce qu’elle nous demande de faire. Cela complique le statut de l’objet en tant qu’objet de réception esthétique passive. (traduction personnelle)

Au-delà de la prévision, des recommandations qui ont pu être formulées par les études de la création de Carson, la page est destinée à déborder de l’espace, de sortir du cadre.

    20 mètres ne passent pas dans mon bureau sauf si je les fais grimper sur les murs comme mes plantes à rhizomes
    *Nox* ne peut pas être déployé dans le métro sauf si on le fait parcourir une rame après trame
    La page ne tient pas dans une poche mais on peut la faire passer dans une pour la mener à une autre, puis une autre, puis une autre
    peut être lu en déplaçant toujours un peu plus loin l'horizon et la fin de la ligne

Hors des bureaux, des tables, des présentoirs, Nox est une page de sol, murs, plafond, architectures qui peuvent être arpentées comme un escalier :

Do you have a long staircase?

Drop it down and watch it unfold. I did. ( Citation: , (). Evoking the Starry Lad Her Brother Was. The Irish Times. Retrieved from www.irishtimes.com/culture/books/evoking-the-starry-lad-her-brother-was-1.577255. ) reprenant les propos de Carson

Vous avez un grand escalier ?

Laissez-le tomber et regardez-le se déployer. C’est ce que j’ai fait. (traduction personnelle)

La lecture n’est plus aisée, passive, sans conséquence, transportable. Face à cette page, elle redevient un mouvement de déplacement, de configurations physiques où on se plie soi-même, les genoux, les poignets, les articulations à sa ligne :

Nox thus gives us a heightened awareness of reading as a spatialized and materialized activity. ( Citation: , , p. 68 (). The Consolatory Fold: Anne Carson’s Nox and the Melancholic Archive. Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, 44(1). 66–80. https://doi.org/10.7202/1066499ar )

Nox nous permet ainsi de prendre conscience que la lecture est une activité spatialisée et matérialisée. (traduction personnelle)

Au contraire d’un bouleversement de la linéarité de texte, approche de la création qui a notamment été formulée par Sze où le pliage « disrupts the linearity of the text and intensifies our haptic orientation toward the artifact » ( Citation: , p. 66 (). The Consolatory Fold: Anne Carson’s Nox and the Melancholic Archive. Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, 44(1). 66–80. https://doi.org/10.7202/1066499ar ) , la page n’est rien d’autre qu’une ligne de rencontre avec elle-même.

Le travers de la page #

Repenser la page implique d’abord de différer le geste de l’inscription, de le faire pencher quelque peu du côté de l’envers du caractère, de la tranche ou de la marge de l’espace du commun.

                            toucher de biais
                            observer en fronçant 
                            émarger en plein dans le centre

Ce décentrement relève principalement – dans la physiologie, la reconfiguration ou le pliage – d’un aménagement de la page qui laisse ainsi voir la part éditoriale du fait littéraire. Les pages balzaciennes n’ont en effet de sens que si l’on infléchit l’attitude classique, en ne regardant plus le signe pour ce qu’il dit mais pour ce qu’il est.

    métal d'écriture qu'absorbe le grain du blanc
    blanc qui laisse le poumon de la lecture se regorger
    avant que de replonger dans le pli qui se répète au fil des blancs, noirs, blancs, noirs

Voyage à rebours de la lettre lue, les différentes créations imposent chacune à leurs manières, par la casse, la vague ou le pli, de remonter dans le temps de la page, d’y voir l’espace en travail où a été édité et informé le fait littéraire.

[…] il y a longtemps que je me suis condamné moi-même à l’oubli ; le public m’ayant brutalement prouvé ma médiocrité. Aussi j’ai pris le parti du public et j’ai oublié l’homme de lettre, il a fait place à l’homme de lettres de plomb […].[Lettre d’Honoré de Balzac à Loëve-Veimars, [1827] ( Citation: , , p. 317 (). Correspondance. Gallimard. )

Les lettres de plomb ou la page des nervures sont autant de stratagèmes pour réconcilier les savoir-faire de l’écriture en une même composition de rapports. Composée dans une époque de doute, la Physiologie est la création d’un homme hésitant entre deux professions sans être totalement établi ni dans l’une ni dans l’autre (son imprimerie était alors proche de la faillite). Cet aspect de la figue figure balzacienne, pourtant importante puisque c’était le premier métier de l’auteur, a été beaucoup oubliée dans les études de la Physiologie, mais est tout autant omise dans les plus récentes éditions puisque les éditions numériques de l’ouvrage, obligées de laisser les pages typographiques au format d’image, ne propose aucune information explicative sur le sens de ces pages. Encore largement ignorées des études littéraires, à l’exception des recherches de Souchier et des personnes qui ont lu Souchier, ces pages dénoncent ce qu’elles subissent : l’idéalisation littéraire, l’aveuglement des analyses, les poutres d’une architecture qui oublie ses propres charpentes.

La synergie ou le mariage balzacien, et le contrat de peau que Jackson passe avec ses mots permettent d’intégrer les coulisses et rouages techniques, plastiques, éditoriaux au sein même du projet d’écriture. Ce qui pouvait faire cloison entre projet et publication, entre le faire et le donner à lire, est alors poreux dans une approche de la création comme le lieu où l’énonciation éditoriale est un élément de la poétique.

Considérant l’écrit dans toute son épaisseur (sa résistance physique, ses caractéristiques plastiques, ses contextes culturels), l’énonciation éditoriale est cette notion proposant de décentrer une tradition des études littéraires, de la ramener à ses caractères fondamentaux. Dans ce décentrement face au texte, l’analyse du contenu tel qu’il se présente rejoint l’examen du contenu tel qu’il se structure. Paradoxalement peu citée dans les disciplines littéraires (davantage utilisée dans le cadre des Humanités numériques), l’image du texte qu’elle articule (comme la poétique textuelle qui assemble matière et mots ( Citation: , (). L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. Les cahiers de mediologie, 6(2). 137–145. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm ) ) est une image écrite qui ne peut se défaire de la page comme le lieu de son existence. Cette perspective rappelle la considération de la puissance de l’écriture dans la valeur graphique de son support :

[U]n tracé n’est rien sans le support sur lequel il s’inscrit et qu’il ne peut se définir comme un signe qu’en relation avec lui. ( Citation: , , p. 17 (). L’image écrite, ou, La déraison graphique. Flammarion. )

Dans les travers de la page, la création semble procéder d’une anamorphose, en tant que décentrement vis-à-vis d’un modèle classique mais également comme son propre modèle, celui d’une révélation ontologique :

[S]i l’on connaît surtout l’anamorphose – littéralement, une « forme qui revient », c’est-à-dire une déformation réversible (souvent, par la médiation d’un miroir) – grâce aux maîtres de la Renaissance comme Dürer, les structures ou même les logiques anamorphiques sont bien plus anciennes. Dès l’antiquité, on savait que l’harmonie des ensembles architecturaux dépendait d’une déformation des lignes naturellement corrigée par l’œil humain. Ces perspectives courbes, ou « dépravées », selon l’expression de Jurgis Baltrušaitis (1984) qui leur a consacré des travaux approfondis, n’ont donné naissance au terme « anamorphose » qu’au XVIIe siècle. Elles qualifient alors plus précisément des images dissimulées dans d’autres images : bien qu’antérieur à l’apparition du terme, Les ambassadeurs (1533) de Holbein constitue un exemple canonique de ce genre. ( Citation: , (). Le modèle anamorphique. In Mythologies postphotographiques. L'invention littéraire de l'image numérique.. Les Presses de l'Université de Montréal. Retrieved from http://parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/​https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre12.html )

La révélation de l’anamorphose, pour la physiologie, le naufrage et la ligne retrouvée, est celle de l’être de la page ou de la page dans l’être. Le carnaval typographique est la page11 et fait sens dans la mesure de ses traces éditoriales : imposant une autre lecture, une lecture de biais, du « dire typographique » ou « “dire” qui se tait pour se donner à voir » ( Citation: , (). Le carnaval typographique de Balzac. Premiers éléments pour une théorie de l’irréductibilité sémiotique. Communication langages, 185(3). 3–22. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2015-3-page-3.htm ) .

On comprend mieux dès lors le sens des anamorphoses classiques : en imposant un second point de vue dans le tableau, elles rompent avec les règles strictes de la perspective et leur caractère illusoire, pour inviter le spectateur à opérer un premier déplacement dans l’image et, même, autour de l’image. ( Citation: , (). Le modèle anamorphique. In Mythologies postphotographiques. L'invention littéraire de l'image numérique.. Les Presses de l'Université de Montréal. Retrieved from http://parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/​https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre12.html )

La lecture de la page n’est pas à appréhender cependant comme la révélation de la véritable essence du fait littéraire : l’anamorphose met en lumière la conjoncture des êtres (la page existe comme espace linguistique, paysage formel, matière concrète). L’approche de la page dans ses travers est alors un moyen de redéfinir le fait littéraire comme une pluralité d’instances.

Page paysage #

Ouvrir la page à la propre force de sa matière implique la redéfinition des cadres, leur élongation au dehors de la table de lecture, mais également de nouvelles transpositions.

            un paysage dans un ailleurs
        avec des colonnes de la taille de l'écran
                    des mots qui bougent via les corps
                    des formes qui reprennent les mouvements de leurs signes

Quatre saveurs de la page paysage suivent et posent une même question :

The construction of the page, including the layout of text, space, and image, all help to embody a message. ( Citation: , , p. 22 (). How the Page Matters. University of Toronto Press. )

La construction de la page, y compris la disposition du texte, de l’espace et de l’image, contribue à incarner un message. (traduction personnelle)

La page est donc ce qui la compose mais aussi ce qui n’en relève pas, ce qui va plus loin dans la ligne, son dehors des bords, le biais du paysage.

Page blanche #

Page Blanc/k
Page Blanc/k

Technologie exceptionnelle chez Smith, « espace “propre” [qui] circonscrit un lieu de production pour le sujet » ( Citation: , , p. 199 (). Arts de faire (Nouvelle éd). Gallimard. ) , face-à-face autant angoissant que désirable, la page blanche est le lieu qui appartient au geste qui n’a pas encore eu lieu, l’espace des possibles mais aussi la surface où rien n’a été accompli. C’est le moment où tout commence déjà (« [i]n a front of me, in the dim light, lies this white paper » ( Citation: , , p. 65 (). Ideas for a Pure Phenomenology and Phenomenological Philosophy. First book: General Introduction to Pure Phenomenology. Hackett Publishing Company. ) ).

C’est un lieu désensorcelé des ambiguïtés du monde. Il pose le retrait et la distance d’un sujet par rapport à une aire d’activités. Il est offert à une opération partielle mais contrôlable. Une séparation découpe dans le cosmos traditionnel, où le sujet restait possédé par les voix du monde. Une surface autonome est placée sous l’œil du sujet qui se donne ainsi le champ d’un faire propre. Geste cartésien d’une découpe instaurant, avec un lieu d’écriture, la maîtrise (et l’isolement) d’un sujet devant un objet. Devant sa page blanche, chaque enfant est déjà mis dans la position de l’industriel, de l’urbaniste, ou du philosophe cartésien, – celle d’avoir à gérer l’espace, propre ou distinct, où mettre en œuvre un vouloir propre. ( Citation: , , p. 199 (). Arts de faire (Nouvelle éd). Gallimard. )

Régressif territoire où la projection semble pouvoir aller de tout bord, avoir un but, un horizon production que propose Certeau. La toute-puissance accordée à la page est cependant à resituer dans le contexte de chaque énonciation et de celle qui n’ont pas eu lieu, des envers laissés blancs qui permettent l’inscription, l’imposition d’un signe, et la transparence d’une colonne à une autre comme un emballage vivant, poreux. La page blanche, celle qui semble imparfaite parce que laissée en attente d’une fixation et d’un contexte, est un modèle ici pour ouvrir le cadre et la contemplation de la matière même.

[T]he literal sense of a sheet of paper, the figurative sense of Locke’s famous tabula rasa, and senses current in the use of new media that take up and figuratively “remediate” this notion, such as that of the blank address bar of an internet browser, or the blank field of a search engine. ( Citation: , , p. 35 (). Exceptional Technologies: A Continental Philosophy of Technology. Bloomsbury Academic. )

[L]e sens littéral d’une feuille de papier, le sens figuré de la fameuse tabula rasa de Locke, et les sens courants dans l’utilisation des nouveaux médias qui reprennent et « remédient » au sens propre cette notion, comme celle de la barre d’adresse vide d’un navigateur internet, ou du champ vide d’un moteur de recherche. (traduction personnelle)

Le vide, l’espace laissé en suspens, l’attente, le « pas encore », ces termes semblent définir une chair de la page blanche à parfaire : jusqu’au premier carnet d’écriture personnel Blank dont le nom provient justement de ce lieu qui n’a pas encore de nom, qui ne voulait pas en avoir pour rester à construire et en parallèle déconstruction.

    \\blãk\
    c'est en français un anglicisme pour désigner la partie d'une canne à lancer
    c'est en vieux allemand un adjectif pour qualifier de propre, pur, lisse, nu/neutre
    c'est en moyen anglais un mot pour dire ce qui est vide, infertile, inutile
    c'est la <target> des pages qu'on veut ouvrir dans un nouvel onglet
    c'est la promesse d'accroches et de vacuités à venir

extrait du post Le temps de la déconstruction dans la section « Fabrique » de Blank.blue

Cependant le vide n’est pas vierge, il est au contraire un territoire bien plus complexe et la référence que fait Smith à la tabula rasa de Locke (An Essay Concerning Human Understanding 1689) oriente au contraire vers une parcelle déjà animée et arpentée sans que les traces nous soient directement apparentes pour des raisons de conventions d’approche.

Let us then suppose the mind to be, as we say, white paper, void of all characters, without any ideas. How comes it to be furnished? Whence comes it by that vast store which the busy and boundless fancy of man has painted on it with an almost endless variety? Whence has it all the materials of reason and knowledge? To this I answer, in one word, from experience. In that all our knowledge is founded; and from that it ultimately derives itself. ( Citation: , , p. 45 (). An Essay Concerning Human Understanding. New York : Penguin Books. )

Supposons donc que l’esprit soit, comme on le dit, une feuille blanche, dépourvue de tout caractère, sans aucune idée. Comment se fait-il qu’il soit fourni ? D’où lui vient cette vaste réserve que la fantaisie affairée et sans bornes de l’homme y a peinte avec une variété presque infinie ? D’où lui viennent tous les matériaux de la raison et de la connaissance ? Je réponds en un mot : de l’expérience. C’est sur elle que se fonde toute notre connaissance, et c’est d’elle qu’elle découle en dernier ressort. (traduction personnelle)

La page blanche est donc ce cadre dans lequel plongent l’entendement, les recherches maïeutiques, pour saisir comment fonctionne l’esprit humain, comment émerge la pensée, comment émerge l’inscription qui semble faussement s’imposer et qui est en réalité toujours contextuellement soumise. Si commune soit l’expérience de la page blanche, elle est toujours singulière :

The apprehension [of the paper] is a singling out, every perceived object having a background in experience. Around and about the paper lie books, pencils, ink-well, and so forth, and these in a certain sense are also “perceived”, perceptually there … ; but whilst I was turned towards the paper there was no turning in their direction. … They appeared and yet were not singled out, were not posited on their own account. Every perception of a thing has such a zone of background intuitions. ( Citation: , , p. 117 (). Ideas for a Pure Phenomenology and Phenomenological Philosophy. First book: General Introduction to Pure Phenomenology. Hackett Publishing Company. )

L’appréhension [du papier] est une singularisation, chaque objet perçu possédant un arrière-plan dans l’expérience. Autour du papier se trouvent des livres, des crayons, un encrier, etc., et ceux-ci, dans un certain sens, sont également « perçus », perceptivement là … ; mais tandis que j’étais tourné vers le papier, je ne me tournais pas dans leur direction. … Ils sont apparus, mais n’ont pas été distingués, n’ont pas été posés pour leur propre compte. Toute perception d’une chose comporte une telle zone d’« intuitions d’arrière-plan ». (traduction personnelle)

Parlant du processus de création de Bacon, Deleuze fait du blanc de la page un plein signifiant :

En effet, ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et vierge. La surface est déjà tout entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec lesquels il faudra rompre. ( Citation: , , p. 19 (). Francis Bacon, logique de la sensation. Éditions du Seuil. )

La réflexion de Deleuze d’ailleurs citée par Smith ( Citation: , p. 50 (). Exceptional Technologies: A Continental Philosophy of Technology. Bloomsbury Academic. ) , ne se propose pas seulement comme une approche de la peinture ou plus largement de la question esthétique, il s’agit bien plus d’une « provocation to as far as we can in inquiring into the virtual “background” taht constitutes the “actuality” of a painter’s situation » ( Citation: , p. 50 (). Exceptional Technologies: A Continental Philosophy of Technology. Bloomsbury Academic. ) / « provocation incitant à aller plus loin dans la recherche de l’“arrière-plan” potentiel qui constitue l’“actualité” de la situation d’un peintre ». Autrement dit, il s’agit d’une approche phénoménologique du processus de création, du geste de la trace avant qu’il ne rencontre le support d’enregistrement. Dans ce système, tout ce que l’individu a en lui et autour de lui participe d’une condition d’arrière-plan ou d’une influence sur sa situation pratique et concrète d’action. Le lieu de la page blanche devient alors la surface qui ne répond pas (uniquement ni même totalement) de l’intentionnalité de la main. Le cliché est justement ce conditionnement, ce cadre cimenté dans des pratiques, qui empêche non seulement l’émergence de nouvelles pratiques mais également la perception critique renouvelée.

C’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche. La croyance figurative découle de cette erreur : en effet, si le peintre était devant une surface blanche, il pourrait y reproduire un objet extérieur fonctionnant comme modèle. Mais il n’en est pas ainsi. Le peintre a beaucoup de choses dans la tête, ou autour de lui, ou dans l’atelier. Or tout ce qu’il a dans la tête ou autour de lui est déjà dans la toile, plus ou moins virtuellement, plus ou moins actuellement, avant qu’il commence son travail. Tout cela est présent sur la toile, à titre d’images, actuelles ou virtuelles. Si bien que le peintre n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer. Il ne peint donc pas pour reproduire sur la toile un objet fonctionnant comme modèle, il peint sur des images déjà là, pour produire une toile dont le fonctionnement va renverser les rapports du modèle et de la copie. Bref, ce qu’il faut définir, ce sont toutes ces « données » qui sont sur la toile avant que le travail du peintre commence. Et parmi ces données, lesquelles sont un obstacle, lesquelles une aide, ou même les effets d’un travail préparatoire. ( Citation: , , p. 83 (). Francis Bacon, logique de la sensation. Éditions du Seuil. )

    blanche mais pas vierge 
    non, l'homme ne peut pas faire ce qu'il veut de la blanche surface

Page peau #

Retour aux dermes du vivant, le projet SKIN: A Story Published on the Skin of 2095 Volunteers est une création à même la peau humaine. Initié en 2003, SKIN a pour support les multiples peaux tatouées dispersées dans le monde dont l’auteure porte le premier mot tatoué, le titre. À ce jour, 553 words composent un récit de 372 phrases.

Writer Shelley Jackson invites participants in a new work entitled “Skin.” Each participant must agree to have one word of the story tattooed upon his or her body. The text will be published nowhere else, and the author will not permit it to be summarized, quoted, described, set to music, or adapted for film, theater, television or any other medium. The full text will be known only to participants, who may, but need not choose to establish communication with one another. In the event that insufficiant participants come forward to complete the first and only edition of the story, the incomplete version will be considered definitive. If no participants come forward, this call itself is the work. ( Citation: , (). Retrieved from https://ineradicablestain.com/skin-call.html )

L’écrivaine Shelley Jackson invite les participants à participer à une nouvelle œuvre intitulée « Skin ». Chaque participant doit accepter de se faire tatouer sur le corps un mot de ce récit. Le texte ne sera publié nulle part ailleurs et l’auteur ne permettra pas qu’il soit résumé, cité, décrit, mis en musique ou adapté pour le cinéma, le théâtre, la télévision ou tout autre support. Le texte intégral ne sera connu que des participants, qui peuvent, mais ne sont pas tenus, d’établir une communication entre eux. Si trop peu de participants se présentent pour compléter la première et unique édition de l’histoire, la version incomplète sera considérée comme définitive. Si aucun participant ne se manifeste, cet appel constitue l’œuvre elle-même. (traduction personnelle)

Le texte de SKIN était initialement prévu pour être une des nouvelles dans The Melancholy of Anatomy que Jackson publia en 2002.

        personne ne sera habilité à lire 
        sauf les mots qui forment le récit 

Le fonctionnement de l’inscription, qui établit le geste d’encrage par la distance entre l’auteur et le sujet-support puisque l’écrivant est la multitude des mains laissées anonymes ayant tatoué les peaux, inverse justement une considération sur la page comme espace de relation entre l’auteur, l’autorité et la lecture, la réception.

The page, in this sense, would more accurately be described as a private space, which authors do not share with readers and which even readers of the same work may not share with one another. ( Citation: , , p. 9 (). The Matter of the Page: Essays in Search of Ancient and Medieval Authors. University of Wisconsin Press. )

La page, en ce sens, serait plus justement décrite comme un espace privé, que les auteurs ne partagent pas avec les lecteurs et que même les lecteurs d’une même œuvre ne peuvent pas partager entre eux. (traduction personnelle)

Éclaté en plusieurs instances vivantes dans le monde, SKIN forme un récit qui n’existe pas en dehors des seules et uniques incarnations de ses mots. Entre les mots et l’auteure s’établit un pacte, un contrat qui évoque le contrat que peut passer une instance auctoriale avec une instance éditoriale. Comme le dit l’auteure dans un entretien avec Ian Daffern, il ne s’agit pas tant d’une performance collective mais d’une exploration d’une autre façon de publier, par le tatouage, ce qui ne prévoit par l’horizontalité qui pourrait être défendue dans le principe de performance (où l’auteur et les participants co-créent). L’auteure demeure maître de son œuvre.

Prospective participants should contact the author (shelley@drizzle.com) and explain their interest in the work. If they are accepted they must sign a contract and a waiver releasing the author from any responsibility for health problems, body image disorders, job-loss, or relationship difficulties that may result from the tattooing process. On receipt of the waiver, the author will reply with a registered letter specifying the word (or word plus punctuation mark) assigned to participant. Participants must accept the word they are given, but they may choose the site of their tattoo, with the exception of words naming specific body parts, which may be anywhere but the body part named. Tattoos must be in black ink and a classic book font. Words in fanciful fonts will be expunged from the work.

When the work has been completed, participants must send a signed and dated close-up of the tattoo to the author, for verification only, and a portrait in which the tattoo is not visible, for possible publication. Participants will receive in return a signed and dated certificate confirming their participation in the work and verifying the authenticity of their word. Author retains copyright, though she contracts not to devalue the original work with subsequent editions, transcripts, or synopses. However, correspondence and other documentation pertaining to the work (with the exception of photographs of the words themselves) will be considered for publication. ( Citation: , (). Retrieved from https://ineradicablestain.com/skin-call.html )

Les participants potentiels doivent contacter l’auteure (shelley@drizzle.com) et lui faire part de leur intérêt pour ce projet. S’ils sont acceptés, ils doivent signer un contrat et une décharge dégageant l’auteure de toute responsabilité en cas de problèmes de santé, de troubles de l’image corporelle, de perte d’emploi ou de difficultés relationnelles pouvant résulter du processus de tatouage. À la réception de la décharge, l’auteure répondra par une lettre recommandée précisant le mot (ou le mot accompagné d’un signe de ponctuation) attribué au participant. Les participants doivent accepter le mot qui leur est attribué, mais ils peuvent choisir l’emplacement de leur tatouage, à l’exception des mots nommant des parties spécifiques du corps, qui peuvent être placés n’importe où sauf sur la partie du corps nommée. Les tatouages doivent être réalisés à l’encre noire et dans une police de caractères classique. Les mots écrits dans des polices fantaisistes seront supprimés de l’œuvre.

Une fois l’œuvre achevée, les participants doivent envoyer à l’auteure une photographie en gros plan du tatouage, datée et signée, à des fins de vérification uniquement, ainsi qu’un portrait sur lequel le tatouage n’est pas visible, en vue d’une éventuelle publication. Les participants recevront en retour un certificat signé et daté confirmant leur participation à l’œuvre et attestant de l’authenticité de leur mot. L’auteure conserve les droits d’auteur, mais s’engage à ne pas dévaloriser l’œuvre originale par des éditions ultérieures, des transcriptions ou des synopsis. Toutefois, la correspondance et les autres documents relatifs à l’œuvre (à l’exception des photographies des mots eux-mêmes) seront pris en considération pour la publication. (traduction personnelle)

Malgré la procédure, les étapes de vérification des pages comme des contrôles qualité, les corps devenus mots ont la possibilité de perturber l’œuvre, de la saboter ou de reprendre le contrôle sur la page.

jackson owes me a story. i never got sent mine…got this stupid word i’m going to cover up, so the story won’t ever be complete.

    fail.

jackson me doit une histoire. Je n’ai jamais reçu la mienne… j’ai ce mot stupide que je vais recouvrir, donc l’histoire ne sera jamais complète.

    échec.

(commentaire présent sous la vidéo de l’entretien)

Décrite par Jackson elle-même comme une « mortal work of art », l’œuvre ne prévoit pas de remplacement des mots en cas de disparition des corps qui les portent. Tache indélébile (le site documentant le projet et ses développements porte le nom de Ineradicable Stain), l’écriture résulte d’une incorporation de la page sur une surface délimitée (un corps dans toutes ses variations) qui se meut désormais au travers de l’individu : c’est le geste d’inscription qui établit le support, fait de l’individu le mot d’un récit.

From this time on, participants will be known as “words”. They are not understood as carriers or agents of the texts they bear, but as its embodiments. As a result, injuries to the printed texts, such as dermabrasion, laser surgery, tattoo cover work or the loss of body parts, will not be considered to alter the work. Only the death of words effaces them from the text. As words die the story will change; when the last word dies the story will also have died. The author will make every effort to attend the funerals of her words.

À compter de cette date, les participants sont appelés « mots ». Ils ne sont pas considérés comme les porteurs ou les agents des textes qu’ils portent, mais comme leurs incarnations. Par conséquent, les blessures infligées aux textes imprimés, telles que la dermabrasion, la chirurgie au laser, le recouvrement de tatouages ou la perte de parties du corps, ne seront pas considérées comme une altération de l’œuvre. Seule la mort des mots les efface du texte. Au fur et à mesure que les mots meurent, le récit se modifie ; lorsque le dernier mot meurt, le récit est également mort. L’auteure s’efforcera d’assister aux funérailles de ses mots.

Prix à payer pour une page qui reflète son récit, la mort d’un mot est ce qui arriva avant la fin officielle du projet. La mortalité est une part inhérente du projet ( Citation: , (). The SKIN Project by Shelley Jackson. The Tattooed Text as a Mortal Work of Art.. La Peaulogie - Revue de sciences sociales et humaines sur les peaux(4). 145. Retrieved from https://shs.hal.science/halshs-02567841 ) qui n’est pas tant lié à la matière (la peau des mots pourrait être conservée de quelques moyens que ce soit à l’image de parchemins) que de la conception de la page : appréhension presque mystique, SKIN est ontologiquement inscrite sur les corps vivants des personnes et n’existe pas en dehors. La page de SKIN ne se résume alors pas au derme, à un ensemble de peaux, mais à un principe du vivant qu’imprègne l’écriture et le geste d’écriture dans son enveloppe.

        le récit aurait-il jamais été achevé ? est-ce son but ? 
        peut-il véritablement être considéré comme inachevé 
            quand les mots qui le composent continuent de se mouvoir dans le monde ? 
        les phrases ont peut-être encore du sens malgré la disparition du mot. 

Les expansions du projet courent l’imaginaire de la page en peau comme de multiples fils tendus :

    si un *mot* se recouvre, peut-il être appelé palimpseste ? 
            « People have written to me saying that if two Words met, 
            fell in love and had a baby, would that offspring be a footnote? » 

Si le récit de SKIN ne comporte pas ses 2095 mots au cœur battant prévus, Jackson a décidé de rompre en quelque sorte sa propre règle (de l’illisible et de la reproduction notamment) en publiant en 2011 sur la chaîne YouTube du Berkeley Art Museum & Pacific Film Archive une version vidéo du projet. Après avoir récolté en quelques semaines 200 vidéos des mots, vidéo où chacun des mots montre son tatouage et prononce à voix haute le mot, Jackson a opéré un montage pour raconter l’histoire dérivée de SKIN.

            plan serré 
            poignet, torse, cheville

Dans ce récit libre, la voix narrative est laissée aux mots. Bricolage dermographique et jeu de la contrainte oulipienne ( Citation: , (). The SKIN Project by Shelley Jackson. The Tattooed Text as a Mortal Work of Art.. La Peaulogie - Revue de sciences sociales et humaines sur les peaux(4). 145. Retrieved from https://shs.hal.science/halshs-02567841 ) , Jackson a eu à composer avec les 191 mots différents pour articuler un récit de 899 mots. Le texte-vidéo alterne les vidéos des mots en en répétant certains ou en insérant des noirs à l’écran pour marquer la ponctuation de la narration polyphonique. Une transcription normalisée est proposée dans l’étude de 2020 de Bouchet ( Citation: , (). The SKIN Project by Shelley Jackson. The Tattooed Text as a Mortal Work of Art.. La Peaulogie - Revue de sciences sociales et humaines sur les peaux(4). 145. Retrieved from https://shs.hal.science/halshs-02567841 ) , replaçant les ponctuations et majuscules. Or, dans l’idée de respecter la règle du miroir entre support et récit qu’avait formulée l’auteure au début du projet mais aussi parce que la peau se suffit à la page, un extrait d’une transcription mot pour mot (conservant les absences de minuscules, de ponctuations, les répétitions) suit :

SKIN

After the fall

we came to in another place

we don’t remember, who we are but we are certain that we are not Not dead.

This landscape of rippling skin,

with glass houses inhabited with settlers.

like us.

This is just like life.

They say the dead go into exile.

wrapped in scenes of a former life.

The skin about them is memorious

but they are not

they are in print

but we are not like them

we are certain of it

No, our skin is inhabited

we are swelling with our story.

Even If we don’t remember it

we go into one of the glass houses

there, we face one another

who are we anyway.

on one of ankles,

[…]

Page écran #

    page dans un rectangle qui se meut
    signes dans un cadre dans un cadre dans un cadre 
    le support bouge sur le support sur le support

Articulant toute l’esthétique de son œuvre sur l’interartialité ou plus largement sur la fluidité entre le cinéma et les autres arts12, le réalisateur britannique Greenaway adapte librement à l’écran les pages de Notes de chevet de Sei Shōnagon ( Citation: (). Notes de chevet. Gallimard Unesco. ) . En se basant sur la structure et l’imagerie de cette œuvre de la littérature japonaise, le film de Greenaway, The Pillow Book (1996) fait de l’espace de l’écran la matière de la page.

Entrelacs de destins et de savoir-faire liés à l’écriture (calligraphie, édition, traduction), le film est l’histoire de Nagiko, fille de calligraphe, dans son épanouissement en tant qu’auteure et dans sa vengeance sur l’ancien éditeur et agresseur de son père. La question du tracé, de la calligraphie à la typographie, est ce qui constitue le fil rouge d’une narration centrée sur la poétique du fragment : les 300 notes d’origine rédigées par Shōnagon autour de l’an mille représentent l’une des premières manifestations dans la littérature japonaise d’un genre qui sera célébré par la suite : celui des zuihitsu ou « écrits au fil du pinceau » qui se fonde sur l’énumération et la diversité ( Citation: , (). The Pillow Hook. Nichibunken Japan review : bulletin of the International Research Center for Japanese Studies, 5. 15‐54. Retrieved from http://doi.org/10.15055/00006137 ) .

        scène d'ouverture
        le rituel au centre
        encerclé dans un rond
        marques rouges tranchant dans les nuances de gris
        des signes déjà qu'on ne lit pas tout à fait

Dès la scène d’ouverture, l’écran est le lieu où s’accomplit le geste d’inscription comme rituel de passation : à chaque anniversaire, le père de Nagiko calligraphie le visage de sa fille pour célébrer sa venue au monde. Être page de peau est alors le destin qui est recherché par Nagiko devenue adulte, se mettant en quête du parfait amant-calligraphe. Après une suite d’échecs (les bons amants n’étant pas de bons calligraphes et inversement), elle rencontre Jérôme, un traducteur anglais dont l’éditeur s’avère être l’ancien éditeur du père de Nagiko. Avec la complicité de Jérôme, elle envoie à l’éditeur une série d’hommes dont les peaux ont été calligraphiées de sa main. Dans une suite shakespearienne oscillant entre jalousies réciproques et orchestration de la mort pour reconquérir l’aimé, Jérôme périt. Son corps, qui avait été calligraphié par Nagiko, est exhumé par l’éditeur qui fait prélever la peau pour en faire son livre de chevet. Le dernier homme-livre envoyé par Nagiko est celui qui accomplira l’acte de vengeance en tuant l’éditeur. Le récit se clôt sur le rite originel : Nagiko calligraphiant comme son père le visage de sa fille issue de son amour avec Jérôme.

Comme dans SKIN sans le caractère indélébile ou dans Fahrenheit 451 (1953) de Bradbury par la transmission orale, l’incarnation de l’écriture est un remodelage du corps humain à des fins de pagination : la poétique passe et dépend pour les individus-livres et les mots par un principe de cohérence entre message, matière et mise en scène. Les 13 hommes-livres de Nagiko

    The First Book of Thirteen [I], 
    The Book of the Innocent, 
    The Book of the Idiot, 
    The Book of Impotence, 
    The Book of the Exhibitionist, 
    The Book of the Lovers, 
    The Book of the Seducer, 
    The Book of Youth, 
    The Book of Secrets, 
    The Book of Silence, 
    The Book of the Betrayed, 
    The Book of False Starts, 
    The Book of the Dead,

Extraits joints des hommes-livres de Nagiko. Collage à partir des images du film <em>The Pillow Book</em> (Greenaway 1996)
Extraits joints des hommes-livres de Nagiko. Collage à partir des images du film The Pillow Book (Greenaway 1996)

sont des adéquations entre page et message : l’homme-livre du silence est un messager dont la langue a été calligraphiée ; les hommes-livres de l’innocence et de l’idiot vont de pair puisqu’il s’agit de deux touristes suédois ; l’homme-livre de l’impotence est un vieil homme courant dans les rues ; l’homme-livre de l’exhibitionniste est un Américain ; l’homme-livre des amants est l’amour de Nagiko ; l’homme-livre du séducteur est une jeune homme resté trop longtemps sous la pluie et dont les inscriptions ont ruisselé sur sa peau ; l’homme-livre des secrets est un moine qui a été écrit dans les endroits cachés ; et enfin le dernier homme-livre, celui de la mort, est un sumo envoyé à l’éditeur pour l’assassiner. Les mortalités des pages calligraphiques permettent d’exprimer à l’écran une symbolique correspondance entre le mot, la matière et le monde. Le fait littéraire est alors affaire de symbiose et de cohérence.

Cette matérialité/mortalité va en réalité plus loin dans une fictive étendue que le projet SKIN ne le prévoyait : les supports d’inscription toujours font partie de l’œuvre, jusque dans la mort. Deuxième transfiguration qui s’établit après la mort du corps, le livre est extrait du mortel pour être transformé en livre de chevet. L’homme-livre numéro 6, Jérôme ou The Book of the Lover, est édité sous les ordres de l’éditeur. Du dépeçage (l’extraction de la peau sur le support vivant) à la reliure,

        coupe du texte
        ébourrage
            réduire la peau au derme 
            en ôtant poils, cornes, lambeaux de chairs restées après le dépeçage
        bains
        ponçage
        reliure
        chutes 
            restes du corps après dépeçages (organes, os, veines) 

les étapes du processus éditorial sont montrées à l’écran qui devient alors le lieu de la fabrique des pages.

De gauche à droite, haut à bas, Coupe | Ébourre | Baigne, ponce et sèche | Relie | Chute. Captures du film <em>The Pillow Book</em> (Greenaway 1996)
De gauche à droite, haut à bas, Coupe | Ébourre | Baigne, ponce et sèche | Relie | Chute. Captures du film The Pillow Book (Greenaway 1996)

Jouant de l’esthétique des sinogrammes13, Greenaway retravaille l’écran pour y mettre en scène le geste d’inscription en le coupant cependant d’une raison du signe ou d’une convention du cadre : il ne s’agit pas de traduire les écritures à l’écran, il ne s’agit pas de respecter l’exigence du lisible, il s’agit de contempler les formes, de les superposer, de mener à l’amalgame graphique :

Montage du visage de Nagiko (au centre) superposé avec une page des <em>Notes de chevet</em> avec le cadre d&rsquo;une Sei Shōnagon fictionnelle (rectangle haut). Capture du film <em>The Pillow Book</em> (Greenaway 1996)
Montage du visage de Nagiko (au centre) superposé avec une page des Notes de chevet avec le cadre d’une Sei Shōnagon fictionnelle (rectangle haut). Capture du film The Pillow Book (Greenaway 1996)

Amalagame de Nagiko et de Sei Shōnagon avec en cadre une page des <em>Notes de chevet</em>. Capture du film <em>The Pillow Book</em> (Greenaway 1996)
Amalagame de Nagiko et de Sei Shōnagon avec en cadre une page des Notes de chevet. Capture du film The Pillow Book (Greenaway 1996)

Extrait de la scène d&rsquo;ouverture où le visage de Nagiko enfant est entourée des doubles noms. Capture du film <em>The Pillow Book</em> (Greenaway 1996)
Extrait de la scène d’ouverture où le visage de Nagiko enfant est entourée des doubles noms. Capture du film The Pillow Book (Greenaway 1996)

La page est l’espace concentrique de montage autour de la trace et de son support :

Cette forme visuelle […] fonctionne en « couches » superposées, [et] provoque […] un réel décentrement de la perspective visuelle. Ce décentrement s’accompagne d’une ambiguïté du sens, par surcharge, qui déjoue nos habitudes de lecture tout en étayant puissamment la narration ( Citation: & , , p. 3 & (). Surface, coprésence : circulations. The Pillow Book de Peter Greenaway. Lignes de fuite, 02. Retrieved from http://www.lignes-de-fuite.net/article.php3?id_article=39&artsuite=2 )

Laissées sans traductions, bien que le film se destine à un public franco-britannique, les signes calligraphiques sont un rappel plastique à l’écran d’une porosité entre image et texte qui sont « embrassés » au sein d’un même cadre ( Citation: , (). « Mais étaient-ce des signes ? ». Revue Fémur, 7. Retrieved from https://revuefemur.com/index.php/2023/06/10/mais-etaient-ce-des-signes-les-embrassements-graphiques-du-texte-et-de-limage/ ) . En plus de remédier le livre sous une nouvelle forme et plasticité ( Citation: , (). Défaire et remédier le livre. Analyse de la figure-écran du livre dans The Pillow Book de Peter GreenawayÉtudes du livre au XXIe siècle. Retrieved from https://projets.ex-situ.info/etudesdulivre21/liv2/mellet/ ) , l’écran compose avec la profondeur de plusieurs signes et de leur réciproque porosité au travers de l’épaisseur graphique.

Dans une interview, [Greenaway] disait, en effet, regarder l’idéogramme comme une synthèse complexe de textes et d’images : une unité minimale de cet agencement. L’idéogramme a une valeur plastique et graphique et attire par sa forme visuelle ( Citation: & , , p. 3 & (). Surface, coprésence : circulations. The Pillow Book de Peter Greenaway. Lignes de fuite, 02. Retrieved from http://www.lignes-de-fuite.net/article.php3?id_article=39&artsuite=2 )

Montage du corps de Nagiko calligraphié (au centre) sur une page des <em>Notes de chevet</em> superposée sur un paysage. Capture du film <em>The Pillow Book</em> (Greenaway 1996)
Montage du corps de Nagiko calligraphié (au centre) sur une page des Notes de chevet superposée sur un paysage. Capture du film The Pillow Book (Greenaway 1996)

Montage de Sei Shōnagon (au centre) sur une page des <em>Notes de chevet</em> superposée sur un paysage. Capture du film <em>The Pillow Book</em> (Greenaway 1996)
Montage de Sei Shōnagon (au centre) sur une page des Notes de chevet superposée sur un paysage. Capture du film The Pillow Book (Greenaway 1996)

Cet embrassement graphique qui donne de l’épaisseur à la surface s’inscrit dans un mythe de l’origine du monde où chaque être est d’abord le support d’inscription de son propre nom.

When God made the first clay model of a human being, He painted the eyes…, and the lips… and the sex. And then He painted in each person’s name lest the person should ever forget it. If God approved of His creation, He breathed the painted model into life by signing His own name. ( Citation: , (). Pillow Book ou l’expression de deux fascinations sans limites : la chair et la calligraphie. Savoirs et clinique, n° 15(1). 151–156. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2012-1-page-151.htm )

Quand Dieu fit le premier modèle en argile d’un être humain, il peignit les yeux…, les lèvres… et le sexe. Il a ensuite inscrit le nom de chaque personne, afin qu’elle ne l’oublie jamais. Si Dieu approuvait sa création, il donnait vie au modèle peint en signant de son propre nom. (traduction personnelle)

Proche de l’invention du support ( Citation: , (). L’image écrite, ou, La déraison graphique. Flammarion. ) , le rapport de l’humain au monde est une appréhension de la surface d’écriture et la possibilité de moduler le paysage de l’inscription. Le destin de la page, se faire surface d’inscription ou l’inventer sur un corps étranger, est dans le film de Greenaway la dynamique permettant la transmission non seulement d’un récit, mais également d’une ontologie, d’un rapport au monde ( Citation: , (). Pillow Book ou l’expression de deux fascinations sans limites : la chair et la calligraphie. Savoirs et clinique, n° 15(1). 151–156. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2012-1-page-151.htm ) .

Page-planche #

            montage sans formation
            mixer sans grains sonores

Les pages-planches sont une des séries des textes-vidéos développés au cours des années de doctorat à partir du logiciel de montrage montage Shotcut. Les deux Pages-planches (Faire page paysage (2021) et Celles qui survivent aux Hommes ( Citation: (). Celles qui survivent aux Hommes. Retrieved from https://musemedusa.com/dossier-10/celles-qui-survivent-aux-hommes/ ) ) sont des expérimentations des porosités entre supports (page, bois, écran) et des dynamiques de transparence et de recouvrement permises par les nouveaux environnements d’écriture. Il s’agit fondamentalement de planches de bois, les planches utilisées communément pour la découpe d’ingrédients divers, où est travaillée une page, cet espace blanc plein que l’on vide, par des effets de transparence divers. La page blanche sur la planche est une image orientée au format paysage, qui a subi une distorsion par le montage pour la rendre plus longue dans le rectangle du montage.

Lien vers la création Faire page paysage

Lien vers la création Celles qui survivent aux Hommes

Combattant au départ l’idée d’une linéarité imposée au texte, les pages-penchentplanches sont la constatation du fonctionnement de la lecture dans le geste de composition (qu’il s’agisse de l’image, du texte ou du cadre ou des trois ensemble).

On passe toujours d’un tableau à un autre, et on lit toujours dans un sens, on voit toujours des lignes de textes comme des mouvements et on les suit du regard comme un horizon (extrait du post du texte, de la page comme paysage sur Blank.blue)

La transparence travaillée des différentes strates est éditoriale : qu’il s’agisse de filtres utilisés via le logiciel de montage ou d’onction à base d’un mélange d’huile, de bicarbonate et de jus de citron, le geste est un processus de préparation du support.

    comme battre le papyrus tant qu'il est opaque
    faire le soin d'un support dont vont disparaître certains grains
    balayer un paysage de la main avant d'y plonger des signes

Avec l’imaginaire du palimpseste en tête, tout le travail de rendre présent en faisant se dissiper les formes directes, en forçant le cadre à passer du côté de l’ombre claire, est une recherche de la limite de matières superposées : il importe avant tout de ne pas percer le support, de placer le geste d’inscription aux justes bords de la falaise de l’irrémédiable, de marteler pour créer la substance adhésive qui permet aux différentes states de se fondre en une figure, en une épaisseur.

Ce qui émane de ces expérimentations est une conception plastique que résument les images finales. Le terme « plastique », principalement employé dans les milieux des Beaux-arts, est utilisé pour envisager l’hybridité des formes et matières de la page à l’écran dont le travail de modelage, façonnage, cuisine tout en considérant que ces étapes s’articulent entre elles et avec les conditions matérielles. Dans les philosophies de l’esthétique, ce terme désigne ce qui découle de la qualité esthétique de la forme, ce qui va donner un volume, donc une force de présence, à une représentation. Art de reproduire ou de créer des formes, plastique déjà dès la définition qu’en donne Dew, « [m]atière qui, à un certain stade de son élaboration, peut subir une déformation permanente et prendre la forme qu’on désire lui donner » (Matières premières, 1973), implique un mouvement et une force d’action au creux de ce mouvement :

[C]e n’est qu’en mettant en valeur impitoyablement, par de purs procédés plastiques, les saillies expressives qui rendent la scène sensible, les profils qui l’arrêtent dans l’espace, les plans fuyants qui y font participer cet espace, tout ce qui en fait un bloc dont les éléments sont solidaires, et le rythme secret qui lui confère l’unité dans le mouvement. ( Citation: & , , p. 205 & (). Histoire de l’art. L’esprit des formes. Gallimard. )

Utilisé également pour désigner une autre série d’expérimentations (les Textes plastiques), la notion relève d’une pratique de renégociation par le mouvement avec la trace de la ligne, une composition des rapports entre les textures. Les images finales de ces planches sont en ce sens la somme des manipulations de la page.

Paysage final de <em>Faire page paysage</em> (2021)
Paysage final de Faire page paysage (2021)

Paysage final de <em>Celles qui survivent aux Hommes</em> (2022)
Paysage final de Celles qui survivent aux Hommes (2022)

La page et l’idée #

    de feuille à page
    de topologie à topographie
    du front à la ligne
    du segment à la fuite

Dans le paysage de la page se trouvent les troncs des idées, ombres et clairs qui sont les humus des signes comme une topographie qui se reconnaît de l’espace physique des traces, à la différence de la topologie qui relève du discours qui organise, évalue, hiérarchise. Dans l’enchevêtrement des fils dont on ne voit pas les fins, la marge de manœuvre se resume aux nœuds, ensemble de gestes en traficotage pour revendiquer une propriété qui ne concerne alors plus qu’un objet abstrait vidé de son blanc initial, paypage de la désécriture.


  1. On y trouve l’expression d’engagements subversifs (la destruction des musées, la lutte contre le moralisme ou le mépris des femmes). ↩︎

  2. Ayant entamé une liaison avec Laure de Berny depuis 1822, Balzac a certainement été le témoin indirect des désavantages d’un mariage malheureux. ↩︎

  3. Résultat d’une océrisation menée sur le terminal avec tesseract-ocr de la page 319 de l’édition Charpentier de 1838. ↩︎

  4. L’étymologie d’image demeure incertaine : Morin propose néanmoins de considérer le terme comme un dérivé du grec ancien ἐκμαγεῖον, ekmageîon lui-même dérivé de μάσσω, masso (« pétrir, façonner »). ↩︎

  5. Mallarmé, dès sa jeunesse, s’intéresse à la typographie et par elle, considère déjà en 1870 le livre comme un objet esthétique ( Citation: , (). Quant au livre. Farrago L. Scheer. )↩︎

  6. Les épreuves du poème issues de l’imprimerie Firmin-Didot présentaient des pages de 38 sur 29 cm, soit des doubles pages de plus de 50 cm de largeur. L’édition de Gallimard ( Citation: , (). Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (Faksimile-Edition der Ausgabe 1914). Gallimard. ) a fait l’économie dans les marges. ↩︎

  7. L’index du numéro de la revue ne respecte cependant pas le choix des capitales en lissant l’ensemble du titre. ↩︎

  8. Ce nombre varie selon les éditions, la version dans la revue Cosmopolis de mai 1897 était concentrée en 9 pages recto-verso, la version de Firmin-Didot s’étalait sur 24 grandes pages (38 sur 29 cm). ↩︎

  9. « Even the most perfect reproduction of a work of art is lacking in one element: its presence in time and space, its unique existence at the place where it happens to be. » ( Citation: , , p. 214 (). L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique: version de 1939. Gallimard. ) / « Même la reproduction la plus parfaite d’une œuvre d’art souffre d’un manque : sa présence dans le temps et l’espace, son existence unique à l’endroit où elle se trouve. » (traduction personnelle) ↩︎

  10. Sens qui sont ceux du terme latin replicare↩︎

  11. Souchier dira plutôt « [l]e carnaval typographique […] fait donc partie du texte » ( Citation: (). Le carnaval typographique de Balzac. Premiers éléments pour une théorie de l’irréductibilité sémiotique. Communication langages, 185(3). 3–22. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2015-3-page-3.htm )  mais sa formule faire partie semble trop douce pour signifier la dimension ontologique de l’approche. ↩︎

  12. Le Ventre de l’architecture (1987) entre cinéma et architecture, Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) entre cinéma et théâtre, La Ronde de nuit (2007) entre cinéma et peinture, etc. ↩︎

  13. « Dans tout le film domine l’écriture chinoise : soit en tant que pages que l’on peut penser issues du Pillow Book ; soit en tant qu’inscriptions sur le visage de Nagiko faites par son père, puis, le jour de la mort de ce dernier, par l’éditeur ; soit en tant qu’inscriptions faites par ses amants sur son corps avec un mélange de calligraphies, puis, finalement sur les treize hommes que Nagiko envoie à l’éditeur comme les treize chapitres d’un livre dont le dernier signe la mise à mort de l’éditeur avec son consentement (le film se termine aussi par Nagiko écrivant sur le visage de sa fille nouveau-née). Le jeu de l’écriture sur la toile renvoie au jeu de l’écriture sur les corps et vice versa » ( Citation: , (). Pillow Book ou l’expression de deux fascinations sans limites : la chair et la calligraphie. Savoirs et clinique, n° 15(1). 151–156. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2012-1-page-151.htm )↩︎