Dénouement
on est à la fin automne, début hiver
il a neigé quelque fois
les mains gèlent un peu
et j'écris ma conclusion
Le fait littéraire est une composition de rapports. C’est l’idée qu’aura souhaité filer de son corps cette thèse pour montrer des parts aveugles ou seulement les ombres de nos écritures. Obsessif écho, tout a tourné beaucoup autour des mains, de leurs manipulations, de leurs jeux avec des images comme avec des dés, de leurs échappées hors de la page, hors des cadres, hors des contrôles, hors des figures.
La composition des rapports a été déployée, implémentée, articulée et tissée de diverses manières, enroulée autour et entre les croisements des cinq extensions, pour au final venir empoigner une épaisseur noueuse. Chaque phalange de cette thèse est une facette de la problématique, mais témoigne aussi d’un temps de l’écriture, quadrillé de lectures, de discussions, de nerfs, de soutiens et d’incidents qui comptent tout autant dans l’activité sérieuse de rédaction que les discussions captant plus aisément la lumière de l’entendement.
fabrique infinie d'un collectif qui a porté une maturation scientifique
média documenté d'un engagement dans un modèle alternatif d'écriture
machine grinçante dans le dysfonctionnement de rapports humains
page posée entre les regards et les recettes littéraires
matière tortueuse au milieu de réflexions à poursuivre
Déséquilibrées entre elles – en longueur, en tonalité ou en imaginaires –, extensions propres et poreuses, les parties de l’écriture ont permis d’établir un entrelacs de discours, un système d’inscriptions (un Aufschreibesysteme ( Citation: Kittler, 1985 Kittler, F. (1985). Aufschreibesysteme 1800/1900 (3., vollst. überarb. Neuaufl). Fink. ) ) qu’il reste désormais – étape poliment obligée d’une fermeture de thèse – à synthétiser.
Dans la paume #
des fourmis dans les doigts
vibrations de ce qui se termine bientôt
La partie fabrique a été le modèle et le lieu d’une écriture pour retranscrire, consigner, reconnaître la dimension toujours fondamentalement collective des discours et d’un discours en particulier, celui de la thèse, qui ne peut s’extraire du contexte universitaire qui est le sien tant ce discours est également déterminé par ce lieu. La recherche de mode de valorisation du collectif s’inscrit dans la suite d’explorations éditoriales diverses, comme la thèse « De la revue au collectif : la conversation comme dispositif d’éditorialisation des communautés savantes en lettres et sciences humaines » ( Citation: Sauret, 2020 Sauret, N. (2020). De la revue au collectif : la conversation comme dispositif d’éditorialisation des communautés savantes en lettres et sciences humaines (Thèse de doctorat). Université de Montréal, Montréal, Canada. ) qui défend autant la transparence de ses coulisses (en donnant accès aux versions de retravail) que la conversation au sein de l’espace d’écriture (par le dispositif de l’annotation par ailleurs adopté dans le cadre de la version Web de la thèse). Le développement d’une culture du texte et du travail du texte qui contrevient à l’idée d’auteur unique, de génie éburnéen ou d’Homo faber doit fonder ses propres modèles, paradoxalement en marge d’intellectualisation, en deçà de conceptions ou de distinctions (entre les lieux de savoir et les autres lieux, entre les amateurs et les spécialistes). Ce que résume notamment Vitali-Rosati dans une note de son article :
Ce texte essaie de rendre visibles ses dynamiques de production. Un texte se tisse grâce à des mouvements qui mettent en place des relations. Le tissage du texte – dont il sera question dans ces pages (terme si peu approprié ici) – se fait dans les marges, les annotations, les requêtes. Le dispositif d’annotation hypothes.is a un rôle important dans l’émergence de ce texte. Il sera possible de retrouver les annotations qui ont contribué à cette écriture. Malheureusement, lorsque les contenus cités ne sont pas en accès libre, les annotations seront visibles seulement par ceux qui ont payé un abonnement. L’accès libre est la seule possibilité pour éviter que le sens ne soit un produit entre les mains de riches pouvoirs. ( Citation: Vitali-Rosati, 2020 Vitali-Rosati, M. (2020). Qu’est-ce que l’écriture numérique ?. Corela. Cognition, représentation, langage(HS-33). https://doi.org/10.4000/corela.11759 )
À l’image du biface de Ingold ( Citation: 2013 Ingold, T. (2013). Making: Anthropology, Archaeology, Art and Architecture. Routledge. ) , outil dont la forme se crée au cœur de la main, la pensée n’émerge pas à partir de préconceptions, de designs inspirés des Muses ou de l’instinct : elle émerge des lignes, multiples et croisées, des différentes mains qui l’ont manipulée.
dans le bifait de la littérature,
chaque ligne est importante
car elle fait exploser
les grains d'une intention seule
La chambre ou l’atelier de l’écrit ne correspond pas à une architecture abstraite, mais ne se limite pas non plus à ses murs.
La maison de l’écriture est l’endroit où il n’y a plus de dichotomie entre le monde extérieur et le monde intérieur, entre l’intime et le non-intime. ( Citation: Turcotte, 2017, p. 20 Turcotte, É. (2017). Autobiographie de l’esprit : écrits sauvages et domestiques (2e édition, revue et augmentée). La Mèche. )
Ainsi dans la fabrique – lieu théorique, imaginaire, mais également physiquement incarné dans une géographie scientifique – les individus ne sont pas entourés des artefacts qu’ils ont conçus ou engendrés : ils sont inclus dans un réseau de relations potentielles d’où émerge un faire (et en parallèle différentes individualités).
Vivant dans un monde d’images et de sons, nourri par une culture éclectique, l’écrivain actuel ne vit plus dans le mythe romantique de la séparation ou dans celui de l’artisan spécialisé et spécialiste, responsable de son seul art. Il entre dans des collaborations artistiques et sociales, expérimente lui-même des procédures pour lesquelles il n’a pas de compétences établies, celles du plasticien, du comédien, du pédagogue ou du sociologue, avec lesquelles il bricole et perfectionne peu à peu de nouveaux modes d’actions littéraires. ( Citation: Ruffel, 2010, p. 63 Ruffel, D. (2010). Une littérature contextuelle. Litterature, 160(4). 61–73. Retrieved from https://www.cairn.info/revue-litterature-2010-4-page-61.htm )
La proposition de l’illimitation entre les environnements et les êtres, les processus et les produits qui en résultent, s’est retrouvée autant dans la partie matière, mais a été abordée dans la fabrique comme un outil théorique pour reformer une écriture comme une rencontre toujours en train de se faire au contact de, au sens du savoir-faire de Ingold comme « a form of attentive movement » ( Citation: 2013 Ingold, T. (2013). Making: Anthropology, Archaeology, Art and Architecture. Routledge. ) .
Le média parcourt les images raisonnées de théories dansant ensemble, parfois sans se voir ni dialoguer directement, et qui ainsi, dans leurs narrations filées, implémentent en tant que telle la dynamique de l’entre, de la rencontre, de l’inter, soit de ce qui vient s’incarner comme un système de relations culturelles.
The intermedial approach likewise investigates processes that extend into the distant past. Researchers such as Peter Boenisch argue that intermedial processes have existed since the invention of the alphabet, and interartistic theoreticians regard the complex, ceaseless relationships between artistic disciplines since antiquity as compelling models of intermedial dynamics. One of the first propositions advanced by the intermedialists was that the arts are media, indeed the oldest media, and that intermedial phenomena date back tens of millennia. ( Citation: Larrue & Vitali-Rosati, 2019, p. 7 Larrue, J. & Vitali-Rosati, M. (2019). Media Do Not Exist: Performativity and Mediating Conjunctures. Institute of Network Cultures. Retrieved from https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/22937 )
L’approche intermédiale étudie également des processus qui remontent à un passé lointain. Des chercheurs tels que Peter Boenisch affirment que les processus intermédiaux existent depuis l’invention de l’alphabet. l’invention de l’alphabet, et les théoriciens de l’interartistique considèrent les relations complexes et incessantes entre les disciplines artistiques depuis l’Antiquité comme des modèles convaincants de dynamique intermédiale. L’une des premières propositions avancées par les intermédialistes est que les arts sont des médias, voire les plus anciens, et que les phénomènes intermédiaux remontent à des dizaines de millénaires. (traduction personnelle)
Travaillé par la problématique d’une essence qui vient réduire le mouvement complexe de schéma pluriel, où l’individu, le nom, la rose ne sont plus les acteurs du propos, mais les éléments d’une composition de rapports, le média a permis d’exposer un jeu avec les formes que prend le texte
procédures entre les signes
usure d'une méthode pour faire tourner en rond des phrases
rejouer l'intermédiaire des médias
Pour capter la vague, le vol ou la course des médias comme un flot, un flux, un geste qui remue, l’exploration des images a mené à une sortie de la médiation comme discours, de revenir aux signes bruts comme n’étant pas déterminés par une rationalité en amont, aspect du média qui est commun à la partie matière.
Appréhendée par l’œil littéraire (et non par l’aura philosophique), la machine fait office de réflexion sur l’écriture comme mécanique : des mécanisations concrètes des outils d’inscription, des imaginaires autour de la matrice génératrice permettant de produire ou d’automatiser un principe de production de la création, jusqu’aux inventions littéraires de la machine. Ensemble de fonctionnements, d’interprétations, de modélisations et de procédures poétiques, la machine adresse la question de la posture de l’humain dans le geste d’inscription, de l’humain face à l’écriture. En écho à la grammatologie de Derrida ( Citation: 1967 Derrida, J. (1967). De la grammatologie. Édtions de Minuit. ) , dont Kittler d’ailleurs tire beaucoup de sa réflexion, l’écriture échappe toujours déjà à la main qui l’écrit et le graphème fait ainsi office de testament.
toujours déjà hors de l'humain
le texte n'est pas notre engendrement
les secrétaires ne le sont pas plus
le faire croire relève seul d'une ruse littéraire
Les parties machine et matière se parlent à quelques pages de distance dans le même vertige d’une problématique, celle de l’intentionnalité, la mettant au défi de l’écart, d’une retraite ne serait-ce que dans un imaginaire technique et poétique. Envisager les frontières ou assimilations entre les mains et l’outil comme une construction, parfois romanesque, permet de percevoir l’engendrement de cadres (borne) ou cadres (autorité supérieure).
Écrire, qu’est-ce donc ? Je désigne par écriture l’activité concrète qui consiste sur un espace propre, la page, à construire un texte qui a pouvoir sur l’extériorité dont il a d’abord été isolé. […] L’île de la page est un lieu de transit où s’opère une inversion industrielle : ce qui y entre est un « reçu », ce qui en sort est un « produit ». Les choses qui y entrent sont les indices d’une « passivité » du sujet par rapport à une tradition ; celles qui en sortent, les marques de son pouvoir de fabriquer des objets. Aussi bien l’entreprise scripturaire transforme ou conserve au-dedans ce qu’elle reçoit de son dehors et créé à l’intérieur les instruments d’une appropriation de l’espace extérieur… ( Citation: Certeau, 2010, pp. 199-201 Certeau, M. (2010). Arts de faire (Nouvelle éd). Gallimard. )
Dans la même pensée hors du cadre, la page file la fibre et allonge la ligne pour penser l’espace de l’écriture non plus comme délimité, isolé, insulaire, mais cherchant à imploser dans le blanc plein d’un paysage. Les différentes explorations des extérieurs suggérés de la page, de la profondeur de ses traces jusqu’à ses travers traversés ont été autant d’exercices pour travailler le regard de l’entendement et lui permettre de percevoir une dimension épaisse de cette surface.
lit de ce que l'on lit
pâleur plongée dans une étendue
un champ dont je peux changer l'horizon
et les lignes d'arrêts en simplement débordant
La déclinaison de chairs de page qui vient bouleverser la norme du papier et ainsi repenser le geste d’inscription comme une rencontre avec un ensemble de caractéristiques physiques est justement ce qui fait écho aux incidences matérielles (les mattering) développés dans la partie matière.
La matière cristallise différents grains semés ci et là dans les extensions différentes en ce qu’elle représente certainement le niveau le plus concret ou atomique d’une quête. Ouvrant l’abord d’un sujet qui aurait pu être traité par un œil philosophique ou un scalpel physicien, la matière est pensée comme poétique.
L’écriture s’impose. ( Citation: Vitali-Rosati, 2020 Vitali-Rosati, M. (2020). Qu’est-ce que l’écriture numérique ?. Corela. Cognition, représentation, langage(HS-33). https://doi.org/10.4000/corela.11759 )
Impositions et incidences permettent de considérer le fait littéraire non plus comme une culture, qui se serait emparée de corps passifs pour y imposer une forme comme fruit futur, mais comme une capture, une transformation, une déprise de l’intentionnalité par les corps passifs.
plume, onde, marteau
inscrivent Flaubert, Nelson et Nietzsche
sans permission ni raison graphique
Face aux déterminations, les gestes, comme mesure de l’impact et de l’action, contemplation patiente des effets et des collisions, sont une piste envisagée pour dépasser la problématique essentialisation par un mouvement, un faire toujours en course, une dérogation à des formatages de pratiques. Cette question de la pensée émergeant de la composition des rapports, de la participation des laissé(e)s dans l’ombre du savant, des triviales ou monotones réalités de la recherche, constitue une amorce vers une future excavation.
cinq comme les doigts d'une main
une petite main
pour saisir un remou dense
une épaisseur de l'écriture
Le regret un peu #
j'ai mal aux mains
de nerfs d'écriture
essoufflement des nuances
et des synonymes existants
Il est des moments magiques, de grande fatigue physique et d’intense excitation motrice, où surgissent des visions de personnes connues par le passé […] surgissent pareillement des visions de livres non encore écrits. ( Citation: Eco, 2022 Eco, U. (2022). Le nom de la rose (Nouvelle éd. augmentée des dessins et notes préparatoires de l'auteur). Bernard Grasset. )
Au-delà de ce qui aura été filé, depuis l’intérieur ou l’extérieur des pages, il reste un ensemble désécrit qui dérive dans les coulisses1
les livres liés qui n'ont pas été lus
les chutes des bouts qui n'ont pas trouvé place
les recommandations qui n'ont pas été suivies à la lettre
et une envie dans la paumée paume de reprendre l’écriture, de refaire la thèse, pour saisir d’autres strates, mellet mêler d’autres figures, d’autres rapports du fait littéraire dans les espaces qui ne sont pas directement associés à lui.
Le Nœud #
Wo es nichts zu verstehen und nichts zu deuten gibt, vor einer Menge von Abfällen ist es das Erste, Ordnung zu machen. […] Was zählt, ist die Relevanz oder Pertinenz in einem Puzzlespiel, nicht die Bedeutung in einer Welt. ( Citation: Kittler, 1980, p. 10 Kittler, F. (1980). Austreibung des Geistes aus den Geisteswissenschaften Programme des Poststrukturalismus. Paderborn,. )
Là où il n’y a rien à comprendre et rien à interpréter, devant une masse de rebuts, la tâche première est de mettre de l’ordre. […] Ce qui compte, c’est la relevance, la pertinence dans un puzzle, et non la signification dans un monde. ( Citation: Kittler, 2017 Kittler, F. (2017). Exorciser l’homme des sciences humaines : programmes du poststructuralisme. Appareil(19). https://doi.org/10.4000/appareil.2522 )
Cette thèse n’a pas été une soumission solution.
Elle n’a peut-être même pas mis de l’ordre dans sa chasse aux fantômes et son programme de l’exorcisme des « humains, trop humains » des sciences humaines.
ressortir les cadavres des casses
faire se disputer des vivants avec des morts
amener à la conversation théorie sérieuse et café réchauffé
recomposer des narrations collectives, des mouvements par la métaphore
Elle n’est peut-être pas tant un discourse network qu’un meshwork.
Cette thèse est un nœud.
phrases trop longues qui suivent le fil d'une pensée qui ne veut pas s'arrêter
je sais écrire des phrases courtes
mais je ne voulais pas mettre de cloison
style d'inscrustes dans des boîtes
lyre lourde
Implémentation de ses propres travers, le maillage des signes ne trouve de dénouement que dans un arrêt, déjà préparé bien à l’avance puisque l’écriture d’une thèse est autant le plat d’une épaisseur qu’elle est le deuil d’une composition de rapports.
... et les doigts d'écrire se referment sur la paume
-
Les chutes de la thèse, ce qui n’a pas été intégré, sont disponibles sur le site Paume.page. ↩︎